Fabien Lévy
Le signe prêtant à interprétation : la crise de la graphémologie traditionnelle dans les musiques d’aujourd’hui

En tant que compositeur de musique écrite, je partirai d’une définition
assez restrictive de l’interprétation, comme territoire non résolu par le
signe. Une écriture musicale n’est pas une simple transcription, mais
également une représentation du musical. Elle porte donc une pensée propre.
Or l’écriture musicale traditionnelle occidentale est aujourd’hui en crise,
car elle représente pour de nombreux compositeurs une pensée plutôt réduite
de la complexité du musical : alphabets réducteurs, discrétisés et finis,
séparation des paramètres, fonctionnalisation, etc.

Je tenterai ici d’étudier la clôture du signe musical, d’une part en
évoquant rapidement quelques choix de sémioses effectués dans d’autres
cultures, d’autre part en abordant les solutions choisies par certains
compositeurs d’aujourd’hui et dans ma propre musique.

The sign ascribed to interpretation: the crisis in traditional graphemology
in today’s music

As a composer of written music, my definition of interpretation will be a
restrictive one, based on the idea of an area unsolved by the sign. Musical
writing is not just a simple transcription, but also a musical
representation. It brings its own thought. Today, traditional western
musical writing is in crisis, because it represents for numerous composers a
reductive conception of musical complexity: reductive alphabets, separation
of parameters, fictionalization, etc.

I will attempt to study the closure of the musical sign, evoking briefly,
semioses used in other cultures, as well as addressing solutions chosen by
certain of today’s composers as well as myself.

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Jean-Marc Chouvel
L’interprétation est-elle réductible à une analyse ?

L’interprète est celui qui donne son temps et l’énergie de son corps à la structure d’une œuvre. L’analyse, très à l’aise avec les paramètres et les structures abstraites, peut-elle rendre compte de cette incarnation ? Les variables de l’interprétation n’ont-elles pas toujours été l’« impensé » de l’analyse ? Avec quelles méthodes et avec quels types d’outils peut-on espérer accéder à des représentations de ces dimensions oubliées de l’œuvre musicale ? Ce sont ces questions que l’on se propose de développer, en introduisant quelques propositions prenant en compte notamment l’aspect dynamique des représentations du musical.

Giant Steps, un film de Micha Levy sur la musique de John Coltrane

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http://michalevy.com/giantsteps_download

Le film de Micha Levy n’est pas à proprement parler une analyse musicale. Pourtant, il est sans doute important d’en faire une recension dans ce premier numéro de Musimediane pour plusieurs raisons. Il ne s’agit certes pas de la première video musicale qui tente de rapprocher un comportement musical et un comportement visuel. On pense par exemple au travail qu’avait effectué Jaroslaw Kapuscinski (http://www-crca.ucsd.edu/~jarek/index_works.htm (26 octobre 2005)) à l’INA sur un tableau de la série « ragtime » de Piet Mondrian. Kapuscinski revendique même l’idée de « composition audiovisuelle » pour ce genre de travail, et l’éllipse n’est sans doute pas galvaudée. Mais on a affaire là à un degré de correspondance qui mérite quelques commentaires.

Si la connivence explicitement recherchée entre le visuel et le musical dans ce type d’œuvres interpelle l’analyse musicale, c’est précisément grace à leur capacité à révéler, dans un langage qui est celui du mouvement plastique, un mode de saisie du musical par la conscience de l’auditeur que les moyens ordinaires de l’exposé discursif ne permettent guère d’envisager. Le film de Micha Levy est avant tout un extraordinaire révélateur de la construction musicale de la pièce de Coltrane. Au delà de l’allusion évidente au titre même de l’œuvre, les « pas de géant », au delà d’une métaphore architecturale pleinement assumée, dans un sens qui n’aurait peut-être pas tout à fait déplu à Xenakis, le terme de « construction » prend ici tout son sens. L’élément architectonique, la « note » est explicitement relié à un correspondant paradigmatique, le « cube », mais dans une modalité qui restitue au paradigme son mouvement, qui ne l’enferme pas dans une boite, et qui permet de visualiser la « structure » de la mélodie, par exemple dans la mise en place des arrêtes d’un cube de niveau supérieur, qui va s’avérer être l’étage d’une maison plus grande encore, signifiant magnifiquement toute la structuration mélodique mise en œuvre par Coltrane. La « grande forme » est elle aussi magnifiquement explicitée dans sa symétrie par un mouvement rétrospectif de « déconstruction » et non de « reconstruction » comme le laisserait entendre le terme analytique de « réexposition ». On sent que Micha Levy touche là une des grandes incohérences de notre appréhension de la forme musicale et de ce que représente le terme de « symétrie » dans le temps. On notera également la très grande élégance qui consiste à présenter le « chorus » comme un « aménagement » du « thème », par des arabesques décoratives qui viennent s’inscrire dans la structure mélodique initiale.

Mais Micha Levy n’en reste pas à ce mimétisme sommaire, même si extrêmement efficace. Il donne aussi à voir la progression du son de Coltrane, à la fois, même si c’est évidemment arbitraire, dans des analogies de couleurs, mais surtout dans des analogies d’intensitées qui jouent sur plusieurs niveaux. D’abord, le parcours – toujours très clair – du « tracé » mélodique, avec ses sautes, ses appartées, ses volutes… Ensuite, le « point de vue » de la caméra, qui, avec un subtil décalage, inscrit le « geste » musical dans son contexte en révélant l’articulation de chaque élément avec la totalité. Enfin l’élan même du son coltranien est répercuté sur l’ampleur de la présence spatiale, débordant le cadre initial (celui d’un immeuble) pour s’exposer à toute une « urbanité » (celle de New-York où a été créée la pièce) et devenir pure jouissance énergétique, dans une maîtrise et une élégance qui absorbent le problème de la destinée.

Il faut souligner évidemment l’exploit technique qui consiste à rendre cette pièce accessible avec une qualité visuelle quasi parfaite dans le cadre du réseau internet. On imagine aisément la somme de travail que cela a pu représenter. Mais on rêve aussi, évidemment, de disposer un jour d’outils suffisamment efficaces pour pouvoir explorer les représentations mouvantes en trois dimensions dans l’investigation de la musique. Dans quelques numéros de Musimediane ?

Bossis, Bruno

Après avoir enseigné les transmissions numériques au Centre InterRégional d’Enseignement des Télécommunications de Nantes, Bruno Bossis est actuellement Maître de conférences à l’Université Rennes 2 et chercheur au laboratoire MIAC (Musique et Image : Analyse et Création).

Chercheur permanent au laboratoire MINT de Université Paris-Sorbonne, il est également chargé de cours en Nouvelles technologies à l’Université Paris IV-Sorbonne.

Bruno Bossis collabore ou a collaboré avec l’Ircam, l’UNESCO, le CCMIX et le GRM. Il est également membre du bureau et secrétaire de la Société Française d’Analyse Musicale.

Spécialiste de la voix et des nouvelles technologies dans la musique contemporaine, il est l’auteur de nombreux articles et d’un ouvrage monographique
:
La voix et la machine, la vocalité artificielle dans la musique contemporaine, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection Æsthetica, 2005.