Chapitre précédent - Chapitre suivant

Définition des UST

C’est pour fournir des éléments analytiques suffisamment génériques pour être utilisables dans un tel contexte d’expérience que le laboratoire de Musique et Informatique de Marseille (MIM) a élaboré ce qu’il appelle des Unités Sémiotiques Temporelles (UST). Ce travail, commencé dès 1992, sous la direction de François Delalande, est le produit d'une coopération entre chercheurs, artistes-musiciens, plasticiens et compositeurs. La recherche sur les UST prend pour origine les travaux de Pierre Schaeffer sur la notion d’objet sonore.(1) La description de la musique, à partir de ces objets, repose sur ce que Schaeffer appelle une écoute réduite, c’est-à-dire une prise en compte du son en faisant abstraction de toute signification. En bouclant un son sur lui-même, Pierre Schaeffer l’isole de son environnement : il devient un objet décontextualisé et utilisable avec d'autres sons prélevés dans des contextes totalement différents. Dans le chapitre consacré à la morphologie, Schaeffer établit une liste de critères qui permettent, à partir du couple forme/matière, de qualifier et de décrire les objets préalablement identifiés et classés au moyen de sa typologie. Ces critères morphologiques sont au nombre de sept : masse, timbre harmonique, dynamique, grain, allure, profil mélodique, profil de masse. Le son est donc décrit comme un objet ayant des caractéristiques typo-morphologiques, détaché de sa source et de son environnement par des lois gestaltiques (contraste, continuité, clôture). Dans une certaine mesure, les objets sonores de Schaeffer ont une temporalité de forme et non une temporalité de sens(2).

L’objectif du MIM a été de prendre en compte le son dans un contexte temporel et signifiant(3). Le problème s’est posé de façon cruciale dans le cadre analytique de la musique électroacoustique. Car si nous disposons déjà de méthodes et de techniques permettant de décrire des musiques fondées ou non sur l’harmonie et les formes traditionnelles, et pour lesquelles la partition musicale présente un support figé exploitable, en revanche, pour la musique électroacoustique, les outils d’analyse font globalement défaut(4). Le problème est double. Il s’agit, d’une part, d’aborder un matériau sonore qui échappe à une description selon les modèles d'organisation classiques (qui parlent en termes de hauteurs et de durées) ; et aussi, d’autre part, de prendre en considération la pratique des musiciens d’aujourd’hui qui les mène à appréhender le phénomène sonore selon des considérations de sens. C'est donc le croisement de ces deux problématiques — du temps et de la signification — qui a donné naissance à ces instruments d’analyse que sont les UST.

En prenant pour hypothèse que certaines figures sonores semblent produire une signification temporelle et disposer d’effets cinétiques, les membres du MIM ont recherché, dans de nombreuses œuvres musicales électroacoustiques et aussi classiques, des effets sonores dynamiques ou statiques remarquables (comme des impressions de mouvement, d’attente ou d’immobilité). Cette démarche empirique, menée toujours de façon collective, leur a permis de constituer un véritable répertoire de figures temporelles à partir de segments d’œuvres musicales. La collecte des séquences a été réalisée en se basant sur une écoute orientée qui ne se fixe spécifiquement ni sur les hauteurs de notes, ni sur l’harmonie ou le timbre, ni sur les nuances, mais sur l’effet sonore produit par l’ensemble de ces paramètres. Le travail du MIM a été de tenter de repérer les figures sémiotiques et d’effectuer des regroupements sous le nom d’Unités Sémiotiques Temporelles. Prenons la définition proposée par le MIM : les UST sont des segments musicaux qui possèdent une signification temporelle en raison de leur organisation morphologique et cinétique(5).

Les UST sont aujourd’hui au nombre de dix-neuf(6) : • Chute • Contracté étendu • Elan • En flottement • En suspension • Etirement • Freinage • Lourdeur • Obsessionnel • Par vagues • Qui avance • Qui tourne • Qui veut démarrer • Sans direction par divergence d’information • Sans direction par excès d’information • Stationnaire • Sur l’erre • Suspension interrogation • Trajectoire inexorable.

Parmi ces UST, certaines semblent plus spécifiquement adaptées, pour des raisons esthétiques, à la musique de la seconde moitié du XXe siècle plutôt qu’à la musique des siècles précédents. C’est le cas, par exemple de l’UST Sans direction par divergence d’information, qui caractérise une succession incohérente d’informations sonores différentes, ou encore de l’UST Sans direction par excès d’informations, pour laquelle une densité surabondante d’informations sonores provoque un sentiment de saturation(7).

L’étape suivante menée par le MIM a consisté à analyser le contenu sémiotique de chacune de ces UST à l’aide de caractéristiques morphologiques, cinétiques et sémantiques.

Quatre caractéristiques morphologiques ont été utilisées : il s’agit de la durée (l’UST peut être délimitée ou non dans le temps(8)) ; de la réitération (elle peut être présente ou non) ; du nombre de phases (une ou plusieurs) et de la matière sonore (continue ou discontinue). Deux caractéristiques cinétiques s’ajoutent aux caractéristiques précédentes : il s’agit du type d’accélération éventuellement présent (positive ou négative) et du déroulement temporel (rapide ou lent). Ces données sont complétées par des caractéristiques sémantiques, comme la direction (c’est-à-dire l’évolution dans le même sens d’une ou de plusieurs variables), le mouvement (sensation de mobilité) et enfin l’énergie (constante ou retenue, par exemple). Chaque UST a donc été analysée sous le crible de ces caractéristiques pour aboutir à des fiches de description détaillée, telle que celle-ci :

Figure 2. Fiche descriptive de l’UST Chute.

L’ensemble de ces fiches se trouve disponible sur le site Internet du MIM et l’on pourra se reporter à l’ouvrage publié par le MIM en 1996 pour le détail de leur élaboration(9).

Chapitre précédent - Chapitre suivant


(1) SCHAEFFER Pierre, Traité des objets musicaux, Essai interdisciplinaire, Seuil, Paris, 1966.

(2) La temporalité qu’il mentionne est celle inhérente à la constitution du son. On le retrouve dans les critères de caractérologie sonore qu’il définit (Cf. SCHAEFFER Pierre, A la recherche d’une musique concrète, Seuil, Paris, 1952, p. 222-225.).

(3) La genèse des UST est relatée dans l’article FREMIOT Marcel, « De l’objet musical aux Unités Sémiotiques Temporelles », in Ouïr, entendre, écouter, comprendre après Schaeffer, Buchet/Chastel (coll. INA/GRM), Paris, 1999, p. 227-242.

(4) Citons toutefois l’ouvrage de Roy qui fait une synthèse remarquable sur différentes approches analytiques de la musique électroacoustique (ROY Stéphane, L’analyse des musiques électroacoustiques : modèles et propositions, L’Harmattan, Paris, 2003).

(5) Voici la définition exacte de François Delalande : « Qu’est-ce qu’une occurrence d’Unité Sémiotique Temporelle ? C’est un segment musical qui, même hors contexte, possède une signification temporelle précise, due à son organisation morphologique (l’UST elle-même est la classe d’équivalence, plus abstraite, des segments qui présentent, même hors contexte, une signification temporelle due à des organisations morphologiques analogues). ». Cf. DELALANDE François, « Les Unités Sémiotiques Temporelles : problématique et essai de définition », in MIM, Les Unités Sémiotiques Temporelles, éléments nouveaux d'analyse musicale, Marseille, MIM (diff. ESKA, doc. Musurgia), 1996, p. 18-19.

(6) Ce nombre n’est pas figé de façon définitive par le MIM : il est susceptible d’être revu à la hausse (dans le cas de nouvelles découvertes) ou bien à la baisse (si l’on opère des regroupements), selon les justifications apportées par les tests d’écoute en laboratoire.

(7) On en trouve néanmoins quelques rares exemples anciens qui, dans une certaine mesure, anticipent l’évolution du langage musical. Nous pensons en particulier à l’évocation du chaos dans Les éléments de Jean-Féry Rebel (1666-1747) où le compositeur crée une confusion harmonique totale en utilisant un cluster faisant entendre toutes les notes de la gamme de ré mineur. 

(8) Dans le cas d’une durée non délimitée dans le temps, une portion de l’unité suffit pour caractériser l’ensemble ; tandis que l’unité à durée délimitée dans le temps caractérise une évolution temporelle avec un début et une fin distincts.

(9) MIM, Les Unités Sémiotiques Temporelles, éléments nouveaux d'analyse musicale, op. cit.