Franco Donatoni, Etwas ruhiger im Audruck : analyse en UST

Marcel Frémiot, Marcel Formosa, Jean-Pierre Moreau

Cette œuvre date de 1967. Elle a été écrite à partir de la huitième mesure de la seconde des Cinq pièces pour piano op. 23 (1923) d'Arnold Schoenberg. L'indication d'exécution de cette mesure et de ses suivantes est précisément "Etwas ruhiger im Ausdruck".

Le choix d'analyser cette œuvre constitue une sorte de défi. Aux dires mêmes de Donatani l'œuvre date de ce qu'il qualifiera plus tard sa "période négative". Son projet compositionnel était alors de réduire, à partir d' une cellule de base, la création à de seules successions ordonnées de notes. Nous pouvons suggérer qu'il poussait par là à son extrême dépouillement ce que proposerait, bien plus tard, Robert Bogdali dans sa "musique sans tension" ou "musique non attractive" (Robert Bogdali, "Essai pour une musique non-attractive", Polyphonie, cahier 9-10 (1954) : Inventaire des techniques rédactionnelles, pp. 113-128). L'analyse en UST ferait-elle apparaître une structure nouvelle de création ? Dégagerait-elle surtout une "émotion", en contradiction avec l'intention affichée du compositeur ?

Rappelons que l'analyse en UST est une analyse réalisée à la seule écoute de l'oeuvre, sans aucun recours à la partition. La version écoutée est celle de l'Ensemble FA enregistrée en 1996 sous la direction de Dominique My (CD Accord, 206232).

L'analyse a été travaillée par Marcel Formosa, Marcel Frémiot et Jean-Pierre Moreau au studio du Laboratoire Musique et Informatique de Marseille (MIM) en 2008.

Segmentation

Dans Etwas ruhiger im Ausdruck, le compositeur a voulu gommer les divergences du matériau sonore, les oppositions d'écriture, les ruptures rythmiques et dynamiques. Il y faut donc une écoute particulièrement attentive.

0" à 40'' : UST Stationnaire

#just_13_segmentation_41,0 Nous sommes en effet, au long de cette période, dans un processus de répétition de formules sonores, en sons brefs, très voisines les unes des autres sur un fond de silence qui apparaît régulièrement entre elles. Tout ceci dans un tempo assez lent. D'où un sentiment global d'état étale et qui pourrait se prolonger.

40'' à 1'09 : Stationnaire

#just_13_segmentation_41,1 Une segmentation est possible à 40". Ce qui la permet est, à partir d'ici, un allongement sensible des motifs : d'une durée moyenne d’un peu moins de 1" dans la séquence précédente, ils passent à 1,5". Mais leur constitution reste identique : par points piqués en trajectoire descendante. Comme dans la séquence précédente, ces motifs sont entrecoupés de silences d'une durée équivalente autour de 1". La perception globale reste cependant la même. Nous avons ici, dans sa formulation, une légère variante de la première UST : Stationnaire.

1'09 à 1'18 : Stationnaire

#just_13_segmentation_41,2 Les figures jusqu'alors linéaires deviennent des figures en éventail, comportant des éléments descendants et, simultanément, des éléments ascendants. Les éléments ascendants, quoique nouveaux, ne sont pas dotés d'une prégnance telle qu'ils nous forcent à les considérer comme des figures ayant valeur en soi. Nous n'avons donc, ici, ni divergence ni excès d'informations. Dans sa globalité, le processus de cette séquence reste le même que celui de la séquence précédente. Nous percevons donc, par sa formulation, comme précédemment une variante de l'UST Stationnaire. La nature de sa différence nous fait bien la dénommer variante et non variation.

1'18 à 1'34 : Stationnaire

#just_13_segmentation_41,3Un silence un rien plus marqué que les autres pourrait permettre une segmentation à cet endroit. Mais le processus antérieur reste le même, et ceci, jusqu'à 1'34. En outre, nous avons déjà remarqué que les silences variaient autour de plus ou moins 1". Nous proposons d'étiqueter cette séquence : "Stationnaire, suite".

1'34 à 2'29 : Stationnaire

#just_13_segmentation_41,4Encore une autre variante de la même UST. Le processus global est toujours celui de formules sonores voisines sur fond d’un silence qui apparaît régulièrement entre elles. Ce qui justifie une segmentation à 1'34 est un rétrécissement de la masse ainsi qu'une vitesse/densité plus serrée des micro-évènements. De plus les formules sont ici globalement ascendantes (avec intrusion d'une fréquence tenue par intermittence dans l'aigu) alors qu'elles étaient jusqu'ici globalement descendantes. Mais ceci n' affecte pas la perception globale.

2'29 à 2'39 : Qui veut démarrer

#just_13_segmentation_41,5L'intrusion, dans les figures sonores, de sons tenus (ou en tout cas relativement longs par rapport à ce qui précède), sons très prégnants aussi par leur timbre, justifie une segmentation à 2'28-2'29. Nous entendons alors trois figures parentes successives. Chacune comporte une grappe de sons brefs, rapides. Cette grappe est suivie, en opposition, d'une formule de un ou deux sons tenus, et en contraste de timbre, semblant  arrêter son dynamisme. Survient alors un bref silence avant le démarrage de la figure suivante. On peut donc attribuer à cette séquence l'étiquette "Qui veut démarrer".

2'39 à 3'11 : Sans direction par divergence d'information

#just_13_segmentation_41,6Effectivement on s'aperçoit que ledit Qui veut démarrer donne naissance à partir de 2'39, à une formulation inédite jusqu'ici. Grappes de sons brefs et sons tenus successifs sont superposés sans apparente coordination entre eux ; comme réaffirmant leur nature, leur entité totalement différente, chacune de son côté. Ils ne créent, pour autant, aucun mouvement d'accroissement global de densité ni d'intensité ni de mouvement agogique. L'étiquette convenant à cette structuration est " Sans direction par divergence d'information ".

3'11 à 3'33 : Lourdeur

#just_13_segmentation_41,7Brusquement, les sons tenus accaparent l'attention par leur continuité. Simultanément les grappes de sons brefs sont raréfiées tant dans leurs moments d'occurrence que dans leur constitution. Ils deviennent plaqués sous forme d'agrégations. Cet ensemble de modifications donne l'impression, d'une part, d'un tempo ralenti, et d'autre part, d'une difficulté à avancer. On n'observe cependant aucun accroissement ni diminution continus d'une variable, et ce dans une atmosphère insistante. L'étiquette "Lourdeur" convient à ce segment.

3'33 à 4'07 : Lourdeur

#just_13_segmentation_41,8De 3'33 à 4'07, le même processus se poursuit, malgré quelques légères fluctuations apparentes de tempo, sur des durées de 3" ou 1", à 3'33 et 3'47. Un silence d'une durée de 1,5" à 2" attire l'attention, à 4'05, en fin d'un motif descendant. Il autorise une segmentation. Le discours reprend à 4'07.

4'07 à 4'22 : Lourdeur

#just_13_segmentation_41,9Ici, les sons non tenus ne sont plus en grappes mais isolés les uns des autres. Pourtant le même processus est maintenu d'alternance d'agrégations et de sons non tenus. Le tempo reste le même sans plus de motilité qu'auparavant. L'étiquette "Lourdeur" peut être maintenue : suite du précédent avec annonce du Sans direction qui suit.

4'22 à 4'49 : Sans direction par excès d'information

#just_13_segmentation_41,10A 4'22 est reprise la superposition des deux types de sons que l'on avait remarquée, durant trente-deux secondes, de 2'39 à 3'11. Ici la durée est de 27". Mais une différence apparaît : les superpositions, par le choix de leurs positions respectives, se trouvent comme brouillées au point que les informations paraissent plus nombreuses, leur organisation moins maîtrisable, sans tendre vers un but évident. Le Sans direction par divergence d'information devient Sans direction par excès d'information.

4' 49 à 5' 06 :Trois Suspension-interrogation successifs

#just_13_segmentation_41,11Après un silence de deux secondes (à 4'47) apparaissent trois figures nouvelles, parentes, respectivement à 4'49, 4'54 et 5'00. Chacune est constituée d'un motif situé dans l'aigu, ascendant sans accélération, coupé par un silence. Cette coupure est perçue comme une interruption empêchant le motif de se développer jusqu'à une fin. Il s'agit d'une Suspension-interrogation. Celle-ci est affirmée par sa double répétition, fût-elle variée, et par l'allongement de sa deuxième formulation.

5'06 à 8'01

Cette grande plage présente, d'une part, en un même jeu d'accumulation de sons relativement brefs, un accroissement de la densité instrumentale, et d'autre part, un effet d'accélération causé par la multiplication des sons brefs. Ce phénomène ne se produit pas linéairement, mais par moments. De sorte que l'on est balancé entre des moments de Trajectoire inexorable et des moments de Sans direction par excès d'information que l'on peut dire aussi Stationnaire intérieurement très motile. L'inexorabilité est plus le fait de la constante motilité que d'une trajectoire immédiatement perceptible d'accélération. Il est ainsi possible de proposer des subdivisions faites elles-mêmes de sous sections :

5'06 à 6'30 : Trajectoire inexorable

#just_13_segmentation_41,12Quoique débutant par des sons évidents de flûte, elle a été préparée par les pizzicati de violon de l'UST précédente et se trouve ici "entraînée" par l'élément moteur que sont ces pizzicati. Une première sous-section, de 5'06 à 5'53, est marquée par l'accroissement de la densité instrumentale. La seconde sous-section, de 5'53 à 6'30, présente un accroissement agogique, réalisé en son début plutôt qu'au long de son déroulement temporel.

6'30 à 8'01 : Stationnaire

#just_13_segmentation_41,13C’est une sorte de nuage de sons épars rapides plus ou moins décalés dans leurs superpositions, sans accroissement ni diminution de leurs variables. Une première sous-section va jusqu'à 7'40. Ensuite une accélération est perceptible ; cependant elle ne progresse pas. D'où une seconde sous-section, semblable à la première mais légèrement accélérée.

Nota Bene : De même que, à 2'29, un moment #just_13_segmentation_41,5Qui veut démarrer en trois figures, suivi d'un moment #just_13_segmentation_41,6Sans direction avaient précédé une longue plage Lourdeur, ici – comme en miroir de ce précédent passage –, un Sans direction suivi d'une Suspension-interrogation en trois figures précèdent une longue plage motile.

8'01 à 10'18 : Trajectoire inexorable

#just_13_segmentation_41,14A 8'01 le jeu des sons brefs maintenu depuis 5'06 est remplacé par un jeu de sons tenus mais le processus d'accumulations en superpositions est maintenu. Ce remplacement produit un effet de ralentissement. Cet effet va se poursuivre, insensiblement, de plage en plage stationnaires. Les moments de ralentissement sensibles se situent à 8'46, 9'19 et 9'48.

10'18 à 12'52 : Trajectoire inexorable

#just_13_segmentation_41,15La trajectoire se poursuit. Mais alors qu'elle se manifestait surtout par ralentissement s'y ajoute ici une perte d'énergie et une raréfaction de la masse sonore. Un ralentissement marqué s'observe à 11'12 . On peut penser que s'amorce donc, au long de cette plage un Sur l'erre. Le processus est interrompu par un silence à 12'51-12'52.

12'52 à 13'25 : Stationnaire

#just_13_segmentation_41,16On observe, à 12'52 l'introduction d'un motif nouveau, exprimé dans le grave du piano. L'ossature de ce motif est, en son début, un son tenu, et en sa fin un son très bref exprimé dans une tessiture plus aiguë. Ce motif est parent des #just_13_segmentation_41,11motifs entendus de 4'49 à 5'06 que nous avions étiquetés "Suspension-interrogation". Différemment varié, le motif est repris par différents instruments soit en solistes, soit en se relayant les uns les autres. Simultanément, et d'une façon totalement indépendante, une flûte, en une succession de sons liés, conjoints, réalise un cheminement sans direction apparente. Autour d'une telle trame, a-temporelle, les autres instruments énoncent leurs figures parmi lesquelles reviennent, nombreuses, variées, celles qui sont apparentées à Suspension-interrogation. Malgré cette motilité, l'ensemble n'avance pas.

13'20 à 13'57 :  Stationnaire

#just_13_segmentation_41,17Stationnaire du type "En flottement", que l'on peut étiqueter aussi "En suspension", non sans parenté avec le #just_13_segmentation_41,0Stationnaire initial de l’œuvre. En effet, la trame exprimée par la flûte a été interrompue à 13'20. A partir de 13'25 les silences deviennent plus longs. Seules les figures du type Suspension-interrogation subsistent. L'œuvre prend fin en suspension.

Commentaires

Sur l'ensemble de la pièce (comprenant, selon notre analyse, 19 sections), seules sept UST sont mises en œuvre : Stationnaire, Trajectoire inexorable, Lourdeur, Sans direction par divergence d'information, Sans direction par excès d'informations, Quiveut démarrer, Suspension interrogation.

De cette observation il est possible de conclure à une volonté d'économie de moyens de la part du compositeur. Et cette économie – dans notre analyse une économie d'UST – corrobore le titre de l'œuvre "etwas ruhiger im Ausdruck" (que l'on pourrait traduire par "dans une expression un peu plus calme") ; ce "plus" ne renvoyant qu'à la citation de l'annotation du passage choisi dans l'œuvre de Schoenberg.

Quatre des sept UST n'apparaissent qu'une seule fois : Sans direction par divergence d'information, Sans direction par excès d'information, Qui veut démarrerSuspension-interrogation. De plus, elles ne totalisent que 1'26" sur un total de 13'57". C'est dire si le compositeur a cherché à donner à son œuvre une grande unité d'expression, ou, si l'on préfère, une retenue dans l'expression. Et que disent ces quatre UST ? Un état d'indécision.

La mise en regard des 8 sections dites "Stationnaire" et des 3 sections dites "Trajectoire inexorable" peut soulever un problème d' interprétation sémantique. Ces deux types d'UST ne sont-elles pas antinomiques ? Ces "Trajectoires inexorables" ne viennent-elles pas contrecarrer l'état d'immobilité dégagé au premier abord par l'écoute de l'œuvre ? C'est ici qu'il faut rappeler que les dénominations attribuées aux UST sont des étiquettes qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre. Que dit, en effet, la définition ?

Description sémantique : Trajectoire qui donne l'impression de pouvoir se prolonger indéfiniment.

Description morphologique : Unité dans laquelle on entend une trajectoire réalisée par une ou plusieurs variables et donnant l’impression d’une énergie constamment renouvelée.

Ici, la variable est l'accroissement puis la diminution de la motilité interne de la matière, comme nous l'avons remarqué. Mais cet accroissement puis cette diminution se réalise par paliers et non pas en continu. Il y a différenciation d'un palier à l'autre, ce qui entraîne à parler de trajectoire. Mais chaque palier est uniforme et cette uniformité est telle qu'elle peut recevoir l'étiquette de "Stationnaire". On se trouve donc, par palier, chaque fois différemment stationnaire.

Ainsi pourrait-on se permettre d'ajouter aux 4'40" des 8 sections Stationnaire les 6'15" des 3 sections Trajectoire inexorable, ce qui fait un total de 10'55" de sensibilité stationnaire sur les 13'57" de l'œuvre – le reste du temps étant d'indécision, voire de difficulté à en sortir.

Conclusion provisoire

Nous avons constaté combien l'œuvre était fortement en empathie avec le titre donné par le compositeur. Il semble difficile d'aller plus avant, en l'absence d'allusion à un quelconque motif mélodique, rythmique ou harmonique sémantiquement avéré issu d'un corpus musical traditionnel ou d'une œuvre d'un compositeur, fût-il Schoenberg lui-même. Un auditeur plus avisé en découvrira peut-être, et l'on pourra pousser l'analyse plus finement.

Donatoni et son éditeur auraient alors attendu une quinzaine d'années pour la faire paraître. Quoi qu'il en soit, si l'analyse ici présentée est acceptée, l'auditeur peut en conclure à l'existence, tout au long de la pièce, d'une unique ambiance (si l'on n'ose avancer ici les mots de sensibilité ou d'expression) qui ne peut se déliter. L'auditeur ne peut que constater la traduction d'une énergie continûment contrariée dans sa tendance à avancer. Cet état persistant de difficulté renvoie-t-il à l'affect du compositeur face à l'absence inexorable de Schoenberg , pionnier disparu ?