Interactivité


Dans notre analyse, il est question de l’interactivité entre des instrumentistes au sens traditionnel et des machines. Elle s'inscrit dans le fil des pratiques usuelles d'interaction existant de tout temps entre les musiciens d’un ensemble. La musique de chambre en est un exemple frappant. Les musiciens interagissent entre eux à l’aide de regards, avec l’appui de gestes, mais aussi en utilisant la vitesse et l’ampleur des respirations.

Tous ces éléments sont liés à des aspects sensitifs que le simple auditeur ne peut comprendre et/ou analyser à la place où il se tient. Par exemple, les musiciens d’un quatuor construisent une réalité instantanée et commune qui n’est pas réductible à la partition.
L’ordinateur est-il capable de cette présence vis-à-vis de ses « partenaires » musiciens ? Est-il possible de ne pas faire la différence entre une interaction entre musiciens et machines, entre machines seules ou entre instrumentistes seuls ?

Serait-ce là le souhait des compositeurs, une sorte de fantasme ? [1][2][3][4]
Nous avons cette impression. L’ordinateur est certes capable de produire des éléments dont la réalisation est impossible pour un humain, comme produire une multitude de sons en une fraction de seconde. Mais l’ordinateur ne peut pas au jour d’aujourd’hui remplacer un humain.
Comme l'écrit Philippe Manoury [1], « de réelles avancées ont été faites dernièrement dans ce domaine mais le jour où il sera possible de suivre, avec des moyens purement sonores, les contours temporels d’un simple prélude de Chopin ou Debussy, un grand pas aura été accompli. »

L’interactivité qui est pour nous synonyme de dialogue, dialogue en appositions, en oppositions, en contrastes, dialogue de thématiques entre musicien et ordinateur peut-elle être réciproque ? C’est l'une des questions que nous posons dans notre analyse. Dans cette oeuvre, comme dans beaucoup d'autres, l'interactivité semble presque à sens unique : l'ordinateur répond principalement à la voix. Mais la voix ne s'adapte-t-elle pas aux propositions de la machine ?

Philippe Manoury n’a de cesse de travailler sur les formes de l’interactivité comme en témoigne son cycle Sonvs ex machina qui est un ensemble de pièces interactives pour différents instruments et électroniques. Nous pouvons citer également comme exemple la pièce de Pierre Boulez Anthèmes 2 qui date de 1997 ; ces œuvres s'appuient sur les recherches de l'équipe IMTR de l'IRCAM, c'est-à-dire Interactions Musicales Temps Réel dont les recherches sont essentielles dans le domaine de l’interactivité de nos jours.

La rencontre avec les moyens électroniques a bouleversé les rapports des compositeurs avec le matériau musical. De la musique concrète de Pierre Schaeffer [5] (1948 à la Radio Télévision Française), en passant par le studio de musique électronique de Cologne (1952), celui de Phonologie de Milan (1956) jusqu’aux dernières expériences effectuées à l’Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique (IRCAM), on assiste non seulement à un renouvellement de l’image sonore, mais à un recul, parfois un abandon, de l’écriture musicale. Dans la musique occidentale, le rapport aux sons a été systématiquement et totalement inscrit dans la partition. Cette caractéristique n’invalide en rien le primat du son dans la musique en général, mais définit et circonscrit un univers sonore ancré dans l’organisation bi-dimensionnelle de l’écriture musicale dans le plan de la feuille de papier - à rebours de ces nouveaux espaces de composition utilisant les paradigmes de l’interaction homme-machine. D’un côté, la composition d’une pensée de type linéaire ; de l’autre les entités sonores, manipulables et transformables à l’infini, inventent des projections temporelles qui ne peuvent plus être représentées selon une logique unidimensionnelle. Ces deux univers n’ont eu de cesse de se nourrir l’un de l’autre.

Les deux paradigmes [1][4] qui rendent compte de l’interactivité, celui de la partition et celui de l’instrument, mêlent les suivis, la reconnaissance, l’improvisation, le temps réel... Chacun a sa spécificité et pourtant les croisements sont importants.
Prenons pour exemple des mélodies jouées par l’électronique venant perturber l’organisation écrite. L’insertion du texte chanté par la machine peut venir transformer le texte « primaire », son sens original, l’auditeur peut se poser des questions d’identité.

La question de la calculabilité de la musique, déjà abordée dans d'autres arts comme en témoignent les Dix prolégomènes à une littérature générative de Jean-Pierre Balpe, est ici posée.

La sphère de la partition cherche à codifier les différents matériaux pour parvenir à une interaction entre l’ordinateur et les instrumentistes.
Ces derniers, quant à eux, aident à la découverte de nouveaux sons, de nouveaux timbres ce qui n’est pas sans nous diriger tout doucement vers l’improvisation.

Philippe Manoury prend position [6] :


L’espace sonore est représentatif de cette problématique. Il s'agit d'un espace constitué par les instrumentistes et les ordinateurs, un espace défini par un compositeur et son réalisateur musical.


[1] MANOURY, Philippe, Considérations (toujours actuelles) sur l’état de la musique en temps réel, Paris : Ircam, septembre 2007.

[2] STROPPA, Marco, Live electronics or live music ? towards a critique of interaction. In Contemporary Music Review, 18(3):41-77, 1999.

[3] RISSET, Jean-Claude, Composing in real-time. In Contemporary Music Review, 18(3):31-39, 1999.

[4] BONARDI, Alain, Vers des environnements homme-machine pour ressaisir les intentions dans la création scénique, réflexions sur la médiation des nouvelles technologies dans la conception de spectacles vivants et leur recréation par les spectateurs, mémoire d'habiitation à diriger des recherches, Université de Reims Champagne-Ardennes, 2008.

[5] SCHAEFFER, Pierre, Traité des objets musicaux, Paris : Seuil, 1966.

[6] Interview de Philippe Manoury par Pauline Birot le 12 janvier 2010.

 

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