Vérifications expérimentales.

D'un point de vue physique, il n'y a aucune « fusion » entre les voix ; en ce qui concerne les rapports entre la voix principale et les autres membres du chœur, on pourrait parler, au contraire, de processus « soustractifs ». Il nous faut  cependant préciser l'affirmation énoncée au point 1 : bien que ce soit la voix principale qui « génère » la quintina, en renforçant certains de ces formants, elle a besoin du concours des autres qui, par une action de masquage sur son spectre à elle (point 2) et par le filtrage d'une aire de leur propre spectre (point 3), permettent au phénomène de se manifester. Si la bogi chante seule on n'entend pas de quintina.
Après avoir réalisé l'étude sur le Jesu de Castelsardo, je me suis dit que, si – comme je l'affirme – la typologie spectrale de la bogi appartient à un style vocal qui est diffus en Sardaigne, on devrait pourtant pouvoir repérer à l'oreille une ébauche de quintina même dans un chant soliste.

Quelque temps après, par pur hasard, j'en ai fait l'expérience. En écoutant un enregistrement de canto a chitarra (un genre de chant monodique accompagné par la guitare) mon oreille – qui, il est vrai, est devenue très sensible en la matière – a reconnu, à certains endroits, le simulacre de la quintina. J'en donne ici en exemple un court échantillon[7]. Le sonogramme montre un rehaussement considérable des harmoniques 4 et 6, confirmant l'impression auditive.


Exemple sonore 2. Chant soliste accompagné par la guitare.


Figure 1. Sonogramme de l'exemple 2. [agrandir]

Les chiffres à côté des tracés indiquent les numéros d'ordre des harmoniques de la voix. Les tracés apparaissant par petits traits et qui ne sont pas soumises au vibrato (par exemple celle qui se situe entre les harmoniques 2 et 3 de la voix) appartiennent au son de la guitare.

J'ai alors eu l'idée de réaliser artificiellement la condition décrite au point 2 – soit l'action de masquage effectué par le contra – par l'effacement de l'harmonique 3. Bien qu'il s'agisse ici de la voix d'un chanteur soliste, une « quintina » apparaît alors nettement  :


Exemple sonore 3. La quintina dans une seule voix, après effacement de l'harmonique 3.

En examinant le sonogramme, nous pouvons constater que si les harmoniques 4 et 6 sont puissamment renforcés, alors que les 5 et le 7 ont une dynamique bien plus faible[8], deux autres composantes se détachent par leur énergie : ce sont les harmoniques 2 et 3. En éliminant l'harmonique 3 (et en sachant que l'harmonique 5 est de moindre intensité) nous retrouvons un spectre à part entière qui se détache par rapport au spectre principal dans lequel il est inscrit. Son évidence pour la perception ne connaît plus d'obstacle. Ce spectre comporte deux formants qui coïncident avec les deuxième et troisième harmoniques d'une voix à l'octave aiguë de la hauteur réellement chantée[9].

L'éclatante saillie de ces partiels – une fois retiré l'harmonique 3 – est trompeuse pour la perception. Cette dernière, ne pouvant plus les intégrer vraiment aux autres partiels de la voix réelle et les rattacher à son corps sonore, est portée à les considérer comme ceux d'une voix séparée.

Pour une meilleure compréhension de ce que je viens d'énoncer, je propose une autre expérience : j'ai retiré ici – en plus de l'harmonique 3 – la fondamentale de la voix physique originaire, aussi bien qu'une bonne partie du son de la guitare. Il ne reste plus qu'une voix aiguë.


Exemple sonore 4. La quintina seule.

Cette situation est exceptionnelle : dans un spectre harmonique, en ligne générale, la suppression d'un seul partiel (ici le troisième) modifie peu la couleur du timbre. Quant à la fondamentale d'un son harmonique « ordinaire », sa suppression n'est tout simplement pas perceptible : le système auditif reconstruit la fondamentale sur la base des différences de fréquence entre les composantes de Fourier (phénomène du « son résiduel »)[10]. Si ici ces modifications conduisent, au contraire, à un changement radical de la physionomie du son, au point de faire apparaître une voix nouvelle, c'est parce qu'au départ le spectre est fortement déséquilibré dans la distribution de l'énergie : les éléments qui se trouvent rehaussés forment un tout indépendant orienté de manière à esquisser les traits d'une entité sonore autonome[11].

Voici une illusion perceptive, dans le domaine de la vision, illustrant bien la nature de l'image auditive de la quintina : celle-ci (identifiée par l'oreille en tant que source sonore indépendante) est inscrite à l'intérieur d'une autre image qui est celle produite par le spectre de la bogi.


Figure 2. Une vision de la quintina.[agrandir]

On comprend mieux maintenant l'importance de l'action de masquage de l'harmonique 3 de la bogi de la part de l'harmonique 4 du contra. Dans le contexte polyphonique, ce partiel n'est pas totalement effacé, comme nous venons de le faire artificiellement. Cela pourrait constituer la cause principale d'une certaine permanence – parfois très ténue – de la voix réelle de la bogi pour l'ouïe (sa seule fondamentale et ses partiels d'ordre supérieur ne suffiraient pas).

Si les deux formants de la quintina, correspondant à ses harmoniques 2 et 3, sont essentiels à sa perception et coïncident bel et bien avec ceux d'une voix masculine chantant une voyelle ouverte à cette hauteur, la présence de sa fondamentale (harmonique 2 de la bogi) peut contribuer – au moins dans un cas analogue à celui de cette voix soliste – à la définition de son spectre.

On pourrait supposer que  certains harmoniques supérieurs – communs à la voix réelle aussi bien qu'à la voix virtuelle – peuvent le compléter partiellement, puisque, en se situant en rapport d'octave avec la voix réelle, la quintina partage avec cette dernière un maximum de composants communs. Mais la quintina apparaît comme une voix asexuée, à la nature « angélique » ; son timbre, contrairement à celui de l’ensemble choral, est singulièrement limpide. Sa pureté dérive justement de sa limitation dans l’ambitus fréquentiel et également de la position basse de ses formants.

Aussi bien ici que dans le cuncordu, le vibrato en fréquence joue un rôle important dans la création de l'illusion acoustique. Plus le vibrato est marqué et différencié, plus facilement l'oreille assimilera les composantes qu'il module en fréquence à la source sonore à laquelle ils appartiennent. Par son action de balayage en un mouvement uniforme, le vibrato dessine avec davantage de précision l'enveloppe spectrale et ce faisant clarifie pour la perception acoustique la structure de résonance de la source en nous aidant à la séparer du milieu sonore où elle se trouve[12]. De ce fait, l'harmonique 4 du contra - modulé par un vibrato spécifique et fortement accentué - ne pourra en aucun cas être assimilé par l'oreille au spectre de la bogi. Pour les mêmes raisons, le vibrato (de la bogi cette fois-ci) a une fonction importante dans la définition de la quintina : il accroît l'impression qu'elle est une voix véritable.

Dans la version du Jesu qui a été le point de départ de notre précédente publication (voir note 2), le contra emploie un vibrato très ample : sa voix peut couvrir l'harmonique 3 de la bogi d'autant plus efficacement qu'il s'impose non seulement en dynamique, mais également en occupant un plus grand espace fréquentiel.

Il est à remarquer qu'un timbre vocal identique à celui que nous étudions à présent et dans lequel on peut apercevoir - là aussi - un simulacre de quintina, se manifeste dans certains passages du soliste lors du Miserere quaresimale enregistré par B. Lortat-Jacob (cf. CD cité à la note 16, plage 4, par exemple entre 5'19 et 5'27").

 

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[7] Il s'agit d'une compétition de chant enregistrée (en plein air) en 1963. Ce document est tiré d'un CD annexe au livre : Paolo Angeli, Canto in Re, Isre Archivio Mario Cervo, Nuoro 2005, plage 9. 

[8] Ca. – 10 db par rapport à l'harmonique 6, ca. – 15db par rapport à l'harmonique 4.

[9] On s’accorde à estimer que, pour la reconnaissance du timbre vocal, les premiers deux ou trois formants suffisent et globalement la voix n'en compte pas plus de cinq (d’amplitude et de largeur de bande spécifiques).

[10] C'est grâce à ce comportement du système auditif que la bande passante audio d'une communication téléphonique peut être réduite dans les fréquences graves sans que soient annulées – pour l'ouïe – les fondamentales de la voix.

[11] Voir le sonogramme de l'ex. 6 pour le cas inverse : celui d'un son harmonique où la répartition de l'énergie le long de l'axe fréquentiel est bien plus homogène.

[12] Cf. Xavier Rodet, Yves Potard, Jean-Baptiste Barrière CHANT – de la synthèse de la voix chantée à la synthèse en général Rapport Ircam N° 35, 1985 et Stephen McAdams, L’image auditive, une métaphore pour la recherche musicale psychologique sur l’organisation auditive, Rapport Ircam n.° 37, 1985. Dans ce dernier écrit, on peut lire : « Lorsque les fréquences modulent, leurs amplitudes changent de telle manière que chaque partiel trace une petite portion de l’enveloppe spectrale, c’est-à-dire de la courbe fréquence-amplitude décrivant la forme spectrale globale. [...] Une fonction importante de la modulation de fréquence est donc de réduire l’ambiguïté de la nature de la structure de résonance, définissant la source ».


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