Introduction

En 1927, C.A. Ruckmich, père de l’expression « expérience rythmique » [1], montre dans une étude expérimentale consacrée au sens du rythme que chez tous les sujets, les sensations motrices sont la condition nécessaire à l’instauration de la perception du rythme. B. M. Teplov précise en 1952 que l’expérience rythmique est active de par son essence même : l’auditeur n’entend le rythme que lorsqu’il le coproduit, qu’il y coopère. Le psychologue en déduit que la nature profonde du sens rythmique est d’ordre auditivo-moteur [2], sens qu’il caractérise par

« une aptitude à ressentir activement la musique (à la refléter de façon motrice) et, par suite, à sentir finement l’expressivité affective du cours temporel du mouvement musical. » [3]

Reliant musique, mouvement et expressivité, B. M. Teplov considère que la musique, par ses aspects rythmiques et dynamiques, est la représentation la plus directe du mouvement ; elle est une abstraction de manifestations corporelles du mouvement. En 1958, R. Francès présente le fruit de ses recherches sur la nature et le fonctionnement de l’expressivité du langage musical. Cette expressivité est définie comme l’analogue d’un sentiment ou d’un mouvement des choses et trouverait son origine dans des formes gestuelles et plus précisément dans leur rythme. La transposition de ces rythmes gestuels sur le plan sonore constituerait le fondement du langage expressif de la musique.

« Les schèmes cinétiques sont des formes complexes de la rythmique corporelle incluant outre la vitesse, l'amplitude. Ils apparaissent dans leur parenté comme inducteurs de l'expression musicale.» [4] 

Le rythme est la source la plus complète des schèmes cinétiques présents dans la musique. Les particularités de ces formes de mouvements musicaux sont déterminées par les accents rythmiques, soit des accents métriques, temporels, intensifs et de hauteur. Envisageant un noyau corporel à l’expression musicale, les recherches de R. Francès l’amènent à rapprocher musique et comportement humain et à comparer des formes de mouvement inhérentes au rythme musical et des formes cinétiques de mouvements humains via les analogies perçues par l’auditeur entre musique et mouvement :

« Les réponses fournies par des sujets en induction libre possèdent une consistance et une cohérence sémantiques qui peuvent s’expliquer par la perception d’analogies entre la forme musicale, d’une part, et des mouvements, attitudes, sentiments ou atmosphères, d’autre part. Ces analogies apparaissent parce que la musique est capable d’évoquer des schèmes de mouvement, schèmes cinétiques, ou des schèmes de tension et de détente qui sédimentent l’expérience motrice et affective du sujet. » [5]

Il teste l’hypothèse de l’évocation de schèmes cinétiques musicaux par l’expression corporelle dans une expérience sur les formes de mouvement représenté induites par l’audition musicale [6]. Il demande à 70 auditeurs si un fragment musical de 30 secondes entendu deux fois évoque l’idée d’un mouvement ou d’un mobile et de décrire la forme de ce mouvement verbalement puis par le dessin. Dans le cas suivant, le schème cinétique saltatoire [7] est caractérisé par l’alternance de figures rythmiques longue-brève :

Exemple musical 1 : Fragment musical extrait de Giration, divertissement chorégraphique de G. Pierné [8]

Effectivement, la majorité des auditeurs perçoit et décrit verbalement des mouvements de sauts successifs, de marche ou de danse et de va-et-vient [9]. Dans leurs dessins dominent les représentations de sauts et de bonds discontinus et répétés ou alternant avec des moments de préparation constitués par des motifs saltatoires moins amples, selon la volonté de représenter le mouvement le plus apparent ou l’ensemble de la structure :

Figure 1 : Dessins de formes de mouvement suscitées par l’audition de schèmes cinétiques saltatoires

Toutefois, suite à ces résultats, R. Francès estimera que « l’analogie entre le mouvement musical et le mouvement réel est trop médiate » [10]. En effet, les auditeurs ont décrit a posteriori les mouvements perçus durant l’écoute. Sur le plan musical, le psychologue préconise de recourir à des produits de laboratoire afin que des éléments temporels réduits puissent s’exprimer par des mouvements corporels élémentaires. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les avancées théoriques et technologiques ont provoqué la multiplication des recherches sur les correspondances entre des aspects dynamiques musicaux et le mouvement corporel. Le recours à des technologies modernes de capteur de mouvements et le développement d’outils informatiques puissants ont ouvert un vaste domaine de recherches musicologiques qui alimentent le courant de la cognition musicale incarnée avec, entre autre, l’étude expérimentale de mouvements corporels effectués par l’auditeur en temps réel, durant l’écoute musicale. Ainsi, en 2005, L. De Bruyn étudie [11] la synchronisation graphique à des aspects rythmiques ou mélodiques d’extraits musicaux chez des enfants autistes dont l’activité est comparée à celle d’un groupe contrôle. Les mouvements graphiques effectués à l’aide d’un stylet sur une tablette électronique indiquent peu de différences entre les sujets, la majorité parvenant à accorder la dynamique graphique avec des aspects musicaux rythmiques et mélodiques [12]. Dans le cas de la syntonisation graphique au rythme, la figure suivante présente à gauche, quatre productions enfantines avec les tracés tels qu’ils sont apparus sur la tablette graphique, et, en regard, la représentation du développement du tracé dans le temps :

Figure 2: Représentations graphiques du rythme d'un extrait musical effectuées par des enfants autistes (AS) comparées à celles d’un groupe témoin (C) [13]

Les sujets ASD2 et C21 développent un pattern d'harmonisation similaire avec des mouvements rapides d’aller-retour en réponse à la pulsation alors que les mouvements circulaires des deux autres sujets sont nettement moins focalisés sur le battement de la musique. En 2010, le psychologue et psychanalyste D. N. Stern développe le concept de formes de vitalité dynamiques. Il décrit la dynamique en termes de force, de vitesse et de déroulement d’événements de petite échelle qui composent les moments psychologiques interpersonnels de nos vies. Il situe le mouvement à la racine et au cœur de la problématique des aspects dynamiques de l’expérience humaine et cherche à saisir comment il se déploie, quelle que soit sa modalité d’origine, qu’il vienne de l’intérieur ou de l’extérieur, de l’émotion ou de la cognition, de la nature ou de l’art. Il envisage également l’extension des formes de vitalité dans le domaine artistique du fait de leur nature métamodale qui permet les ‘correspondances’ entre les arts :

« La dynamique de l’expérience apparaît dans toutes les formes d’art parce qu’elles parlent la même langue métamodale des formes de vitalité, avec ou sans émotion identifiable. » [14]

Particulièrement générateurs de formes dynamiques, les arts du spectacle ont chacun leur propre technique pour les coder. En musique, les formes de vitalité dynamiques seraient actives dans le mouvement des sons et à la base de notre perception du flux musical. Sur un plan neurologique, les systèmes d’excitation jouent un rôle crucial dans la formation de l’expérience de dynamiques. Dans le domaine musical, D. N. Stern note que le phénomène d’excitation par variation intervient avec les changements rythmiques qui modifient immédiatement les schémas d'excitation. De même, les changements de tempo créent des microvariations de l'excitation. L’intensité, l’accentuation et l’articulation jouent également un rôle important dans la perception du flux musical.