Introduction

Ces éléments laissent supposer l’accès au mouvement du rythme, doué d’expressivité, par les mouvements corporels de l’auditeur durant l’écoute musicale. Cette hypothèse générale a fait l’objet d’une expérience exploratoire consacrée aux réactions dynamiques graphiques d’enfants de cinq ans durant l’écoute de flux rythmiques. La problématique de l’expérience articule trois problèmes et trois hypothèses y afférant. Concernant la caractérisation d’un mouvement propre au rythme musical, on suppose que l’organisation temporelle des propriétés rythmiques d’intensité, de durées et d’accentuation contient une information de vitesse, donnée abstraite de tout mouvement dont le mouvement sonore. Concernant la description du rythme par le mouvement corporel, la représentation graphique enactive [1], i.e. l’activité de traçage durant l’écoute, semble particulièrement adaptée à la description d’un flux sonore car les aspects dynamiques du graphisme peuvent se coordonner en temps réel aux aspects dynamiques du rythme [2] et simuler le mouvement sonore. L’on suppose plus précisément que l’information de vitesse contenue dans l’organisation des propriétés rythmiques d’intensité, de durées et d’accentuation peut être convertie par l’auditeur en un mouvement graphique de vitesse correspondante. Enfin, concernant l’auditeur, les enfants de cinq ans ont développé des compétences grapho-motrices et privilégient encore la motricité comme moyen de cognition et d’expression. Leurs traçages sont donc susceptibles d’accompagner finement le flux dynamique perçu dans le rythme musical. Des hypothèses opérationnelles portent sur l’effet des propriétés rythmiques d’intensité et de durées, porteuses d’information de mouvement sonore, sur les propriétés graphiques formelles et dynamiques des traçages produits par les auditeurs de cinq ans. On distingue principalement deux variables indépendantes, le rythme, variable provoquée (propriétés d’intensité et de durées), et l’enfant (âge [3] et genre), et une variable dépendante, le graphisme (forme et dynamique), le mouvement sonore du rythme étant considéré comme une variable intermédiaire, inobservable directement. Afin de déterminer comment la variable « rythme » affecte la variable « graphisme », on modifie la première et l’on observe les effets sur la seconde. Le matériel requis est un lecteur CD et un CD de 24 brefs [4] patterns rythmiques joués sur darbouka par le percussionniste H. Yammine et variant en intensité des frappes et en durée entre les frappes. Un stylo électronique et un cahier de papier numérique A4 permettent la capture du traçage graphique et du son de l’environnement dont le rythme écouté. Ces données sont transférées ultérieurement sur un ordinateur.

Figure 3 : Cahier numérique, stylo électronique, câble de connexion et ordinateur

La consigne donnée en début de passation individuelle est d’« écouter une première fois le rythme puis, la deuxième fois, de mettre le rythme sur le papier, de bouger le stylo comme le rythme ». L’enfant écoute donc le premier pattern rythmique puis déclenche l’enregistrement du stylo et produit un traçage graphique durant la seconde écoute, avant d’arrêter l’enregistrement du stylo. Cette opération est répétée pour chacun des 24 rythmes.

L’expérience a été menée en 2015 dans une école maternelle à Paris [5] auprès de 33 enfants [6] de grande section, 16 filles et 17 garçons âgés de 5 à 6 ans répartis comme suit :

Tableau 1 : Répartition des 33 sujets en âge et en genre

Les profils cognitifs [7], culturels [8] et sociaux [9] de ces sujets sont relativement uniformes et n’ont pu être pris en considération dans l’analyse des résultats. Les 772 vidéos [10] recueillies, d’une dizaine de secondes chacune, présentent le traçage graphique ainsi que le rythme écouté. Elles sont archivées sur ordinateur, comme dans les deux cas suivants de traçages effectués durant l’écoute du pattern rythmique « Cycle accelerando » :

Exemple musical 2 : Rythme 17 « Cycle accelerando » (Gubbâhî)

Traçage R17G08AR [11]

Traçage R17F05AB

Tableau 2 : Traçages sur le rythme « Cycle accelerando »

Trois méthodes ont été conçues en vue de l’analyse dynamique des séries temporelles rythmiques et graphiques. La première vise l’étude de la relation entre le rythme perçu et le traçage produit par l’enfant. Elle s’appuie sur le visionnage des 772 vidéos de traçages en lien avec chaque pattern rythmique percussif : l’évolution temporelle des propriétés dynamiques et formelles du graphisme est décodée puis recodée par rythme et par enfant, dans une base de données Excel [12]. Deux autres méthodes visent l’étude de l’appariement des données numériques rythmiques et graphiques. L’une consiste à établir les profils temporels d’intensité et de fréquence de frappes de chaque rythme et le profil temporel de vitesse graphique de chaque traçage, pour en comparer visuellement l’allure. L’autre est une méthode mathématique qui permet le calcul automatique [13] du taux de corrélation [14] entre la courbe d’intensité sonore à l’instant des frappes (loudness) de chaque rythme et la courbe de vitesse du traçage effectué durant l’écoute de ce pattern rythmique.

L’analyse des résultats indique une relation de causalité entre le rythme perçu et le traçage produit par les enfants de cinq ans et met en évidence un solide appariement entre l’organisation des propriétés rythmiques d’intensité, de durée et de timbre et les propriétés graphiques de dynamique et de forme, notamment de vitesse et d’amplitude des traçages.