Dix pièces pour quintette à vent de György Ligeti
brièveté, allusion, geste et mouvement graduel

Claudio Vitale
CAPES / USP / Labex GREAM

Traduction faite par Amélia Costa da Silva.
Révisée par Pierre Michel et Philippe Lalitte.

Introduction [1]

Si Atmosphères (1961) fait partie d’un processus de négation des éléments précédemment développées par la musique érudite occidentale, comme le rythme, la mélodie ou l’harmonie, Dix pièces pour quintette à vent (1968)intègre une quête pour la restitution des éléments niés auparavant. Le Lacrimosa du Requiem (1963-65) est notamment un exemple de cette question. En ce sens, il suffirait d’invoquer les claires harmonies de Lux aeterna (1966), le lyrisme intimiste du premier mouvement du Concerto pour violoncelle et orchestre (1966), les allusions harmoniques à la musique du passé de Lontano (1967) ou le rythme présent dans Continuum (1968) ou dans le Quatuor à cordes n° 2 (1968).

Les Dix pièces combinent, d’une façon extrêmement originale, le travail développé depuis la fin des années cinquante. En écoutant ces pièces, les divers procédés et textures des œuvres précédentes nous reviennent en mémoire. La première et la huitième pièces sont, à titre d’exemple, particulièrement représentatives de deux types de texture qui viennent des œuvres précédentes et qui continueront à avoir une grande importance dans la production du compositeur. Il s’agit des « nuages » et des « horloges », c’est-à-dire, des textures statiques avec les longues notes d’Atmosphères, Harmonies (1967), Lontano et des textures formées par les ostinati du Poème symphonique pour cent métronomes (1962), Continuum et du troisième mouvement du Quatuor à cordes n° 2. Par la suite, Clocks and Clouds (1972-73) se développera tout en utilisant ces textures comme ressource principale.

Composées en 1968, après le Quatuor à cordes n° 2, les Dix pièces pour quintette à vent [2] ont nettement reçu l’influence de ce dernier [3]. Les textures du Quatuor apparaissent dans le quintette mais de façon différente. Contrairement au Quatuor où chacun des cinq mouvements a un caractère propre, dans les Dix pièces les types de texture ou de « gestes » apparaissent souvent mélangés. Le compositeur parle d’une « forme kaléidoscopique », c’est-à-dire, une forme qui se modifie toujours à partir des mêmes éléments [4]. Lors d’un entretien  avec Pierre Michel (1995), Ligeti explique sa démarche :

J’ai composé le Quatuor n° 2 pendant l’été 1968 et les Dix pièces pendant l’automne et l’hiver suivants. Les Dix pièces étaient donc vraiment une continuation du Quatuor n° 2. J’avais changé un peu le langage: les Dix pièces sont beaucoup plus mélodiques et beaucoup moins chromatiques. [...] Le Quatuor n° 2 comprend cinq mouvements, possédant tous leur caractère propre. Ce travail avec des caractères distincts m’a donné l’idée d’abandonner dans les Dix pièces pour quintette l’individualité de chaque mouvement et d’utiliser un répertoire des différents types musicaux. Ce répertoire n’était ni purement rythmique ni mélodique ou harmonique, il s’agissait de types de gestes musicaux. J’avais fait une liste de tous ces types de ‘gestes’ [...]. Les dix mouvements de cette composition ont été développés à partir de ces types, mais la répartition des types changeait d’un mouvement à l’autre. [...] J’ai également combiné les types (de geste, de mouvement, de caractère) de manière différente d’une pièce à l’autre. J’ai appelé ‘forme kaléidoscopique’ le principe de ces Dix pièces. Cela signifie que j’ai des pierres comme dans un kaléidoscope, [...] et si vous bougez celui-ci, vous obtenez une autre configuration; à un certain moment vous n’avez peut-être qu’une seule pierre, à un autre dix pierres différentes (p. 197-198).

En partant des objets cités avant (« types musicaux », « gestes »), Ligeti se propose de structurer l’œuvre à partir d’une lecture assez originale du genre concerto. Plus spécifiquement, cinq « micro concerti », un pour chaque instrumentiste du quintette. Les pièces impaires sont destinées au « tutti » et les paires à chacun des solistes du quintette en suivant la séquence : clarinette (pièce nº 2), flûte (nº 4), hautbois (nº 6), cor  (nº 8) et basson (nº 10) [5].

Ayant de nouveau une œuvre comme Atmosphères comme point de référence, il est possible de dire que les Dix pièces restaurent la figure et le geste qui étaient radicalement évités dans les compositions pour orchestre. Certains éléments, antérieurement « cachés » dans la masse sonore deviennent enfin audibles.

Cependant, en 1968 nous sommes encore loin de la restitution qui aura lieu dans certaines œuvres telles le Trio (1982) ou les Études pour piano (1985-2001). Dans les Dix pièces, la brièveté et l’allusion occupent une place essentielle et le développement des matériaux et des gestes apparaît toujours lié à ces aspects. La durée des pièces est un clair indice de cette attitude (nous trouvons le cas le plus extrême avec la pièce n° 5 qui dure 30 secondes). Les mélodies sont brèves et peuvent être fréquemment perçues en tant qu’allusions à certaines musiques du passé. La même observation peut être faite aux fugaces configurations harmoniques qui s’éloignent du cluster tout en étant, toutefois, totalement immergées dans un processus qui a les intervalles de seconde mineure comme base. Dans l’analyse proposée dans cet article, nous tenterons de mettre en exergue ces questions tout en montrant différents procédés concernant les hauteurs, les intervalles, l’harmonie, le timbre et la densité rythmique.