NUNES Emmanuel, Quelques éléments d’une grammaire, publié en allemand par J. Häusler sous le titre
« Grundsätzliches und Spezielle », Donaueschinger Musiktage, 1981
Dossier Nunes, médiathèque de l'IRCAM
HEIZMANN Mathias, Emmanuel Nunes, un mystique du son, in Les dossiers d'Altamusica, (14/02/2006)

Hauteurs et structuration


Première approche

Une lecture, même superficielle, de la partition permet d’observer plusieurs caractéristiques. Tout d’abord, on constate qu’ Emmanuel Nunes ne construit son matériau de hauteurs que sur l’utilisation exclusive des huit notes présentées ci-dessous.






Selon le compositeur, cela lui permet d’obtenir « une multiplicité de rapports intraparamétriques issus du potentiel des huit sons renforçant leur exclusivité, les arrachant à cet espace de l’absence pour les ériger en une sorte de tempérament souverain, faisant valoir ses propres lois ». Autrement dit, l’utilisation de ces seules huit notes permet de générer une couleur harmonique précise et unitaire.

La deuxième observation concerne la forme ; la partition montre un découpage en sections de plusieurs types ; d’un côté, une introduction, une conclusion et des sections désignées par des lettres ; de l’autre, des sections numérotées. Cette dualité est à l’origine de tous les développements formels de la pièce. Les 42 sections numérotées sont rigoureusement axées sur un matériau constant alors que les autres pourraient être plutôt considérées comme des interludes au sein de la forme. Dans un premier temps, je préfère m’attacher à analyser le matériau musical utilisé dans les 42 sections principales afin de mettre en évidence les relations qui lient les différents types de sections dans Nachtmusik I.

Séries intervalliques appliquées aux sections

À chaque section numérotée correspond un intervalle. Ces intervalles, fondés sur une parité intervallique stricte, sont alors organisés selon un schéma quasi immuable à partir de deux « séries » présentées alternativement. Les intervalles appliqués aux numéros impairs progressent de manière continue du triton à la seconde mineure, reviennent au triton, puis répètent la même progression. Les intervalles pairs procèdent de manière inverse à partir de la septième majeure jusqu’au triton, comme le montre la figure ci-dessous.

Nous obtenons ainsi pour les premiers numéros de la pièce la série suivante :



Dans cet exemple, la série impaire utilise les intervalles inférieurs ou égaux au triton dans la parité intervallique alors que la série paire n’utilise que les intervalles compris entre le triton et la septième majeure. Il est bien évident que l’intervalle est considéré ici sans ses éventuelles octaviations. De ce fait, Nunes ne considère pas seulement des intervalles isolés, mais des parités intervalliques récurrentes au sein de la forme (à titre d’exemple, les récurrences de l’intervalle de seconde mineure pourront apparaître sous forme de septième majeure).

Abandon du schéma initial et paires d’intervalles

Le schéma global de ces développements est détaillé par l’exemple 1. Nous pouvons observer que ces deux séries alternantes varient à partir du chiffre 41. Ceci est dû dans un premier temps à l’absence du triton à 41, puis par l’abandon pur et simple de la série (intervalles 43 à 54).
Cet abandon du schéma initial peut s’analyser de plusieurs façons. Tout d’abord, le compositeur ne varie les séries qu’à partir du moment où les 42 intervalles constitutifs sont énoncés (ceux qui seront directement utilisés pour structurer les 42 sections numérotées dans la forme de Nachtmusik). Ensuite, l’abandon des séries et l’absence du triton au chiffre 41 permettent aussi de compléter les paires d’intervalles. Ici, chaque couple de deux notes possède son renversement dans l’évolution globale des intervalles, ce qui correspond aux intervalles complémentaires des parités intervalliques citées précédemment. Par exemple, la paire 1 fa/si est énoncé si/fa à la paire 32.

Nous obtenons ainsi 27 paires d’intervalles (voir l'exemple ci-dessous) : 1/32 – 2/51 – 3/34 – 4/33 – 5/28 – 6/35 – 7/44 – 8/37 – 9/24 – 10/39 – 11/50 – 12/21 – 13/40 – 14/47 – 15/38 – 16/41 – 17/36 – 18/27 – 19/30 – 20/29 – 22/45 – 23/48 – 25/46 – 26/43 – 31/52 – 42/53 – 49/54

Nous pouvons d’ailleurs observer que chaque couple énoncé ci-dessus ne sera utilisé que pour un seul numéro pair et pour un seul numéro impair. Ici, la structure harmonique s’inscrit dans la forme globale de la pièce, et ceci dès le stade initial de l’élaboration du matériau. De la même façon, chaque intervalle sera énoncé quatre fois durant le parcours harmonique.

Constitution d’accords parfaits

      Parallèlement à ces séries d’intervalles, les huit notes utilisées sont combinées afin d’obtenir des accords parfaits. Ces accords sont au nombre de six : si bémol mineur, sol bémol majeur, si mineur, si bémol majeur, mi bémol mineur et si majeur. À l’exception du do bécarre, toutes les notes utilisées sont constitutives de plusieurs accords parfaits, comme le montre la figure ci-dessous. Cette particularité sera développée dès l’introduction afin de conférer au do bécarre un rôle structurel plus évident.






« J’écoute énormément de musique de toutes les époques, et je perçois constamment des courants souterrains au fil de l’histoire qui ne sont jamais ou presque jamais ceux que l’on trouve dans les analyses. Ces courants me semblent effacer le temps historique. ». Cette phrase justifie en partie l’utilisation d’accords parfaits dans Nachtmusik. Comme je le signalais dans la présentation, nous trouvons chez Emmanuel Nunes une tendance certaine à la citation où la modernité du compositeur s’inscrit dans un flux historique. L’accord parfait est utilisé comme une matière originelle et malléable, en dehors de tout langage préétabli, et sera repensé, recomposé selon les impératifs de la pièce.

Les avancées mélodiques

L’exemple 2 détaille ainsi tout le matériau harmonique utilisé dans Nachtmusik I. Le modèle initial A est exposé dans la partition de manière continue, numéro après numéro, et est combiné avec les accords parfaits qui forment une base sous-jacente au discours. Chaque numéro de la partition expose un intervalle unique ainsi que son accord parfait correspondant.
Les modèles dérivés (voir exemple 2, les séries B à J) proposent quant à eux 42 avancées mélodiques correspondant au 42 sections numérotées de la pièce. Je reprends ici la dénomination proposée par le compositeur : les avancées sont des lignes mélodiques qui s’appuient sur les séries intervalliques détaillées précédemment. Elles exposent les intervalles de manière horizontale.
Les intervalles encadrés (exemple 2) marquent la fin de chacune des avancées. De cette manière, ces avancées mélodiques s’inscrivent dans un processus formel évident ; elles soulignent les changements de section tout en rappelant la série des intervalles constitutifs de Nachtmusik I.

On peut remarquer qu’au fur et à mesure de la progression de ces avancées, Emmanuel Nunes filtre ses séries d’intervalles, jusqu’à supprimer toute la fin de la série J. De même, le nombre d’intervalles utilisé lors d’une avancée est inversement proportionnel à la durée de la section où cette avancée est appliquée, ce qui permet d’obtenir des tensions rythmiques beaucoup plus évidentes entre les différentes sections de la pièce ; Nunes obtient peu de mouvement mélodico-harmonique dans les sections longues, alors que les changements sont plus rapides dans les sections courtes. Ce type d’effet agogique est d’ailleurs typique de la production du compositeur : « Chez moi, chaque pièce, de par son écriture, a un rapport au temps qui est différent. Au temps, au rythme, à la direction, etc. Tous ces éléments mis ensemble vont vous donner une empreinte temporelle particulière. ». Ce phénomène sera d’ailleurs sensiblement développé par l’utilisation de quatre tempi très différents (voir la page "matériau rythmique - Les tempi") et par l’ajout ponctuel de courts développements mélodiques issus des accords parfaits qui se combinent aux avancées intervalliques. Ces développements mélodiques basés sur les accords parfaits permettent entre autre au compositeur de régénérer la perception des accords, ces derniers étant le plus souvent présentés comme des nappes harmoniques très stables qui soutiennent le discours.

In Portraits de compositeurs, interviews de Jean-Pierre DERRIEN
(04/05/2006)