Les Unités Sémiotiques Temporelles : de la sémiotique musicale vers une sémiotique générale du temps dans les arts

Xavier HAUTBOIS

Introduction

« Ces quatre hommes en noir qui ne racontent rien, s’égayent ou s’attristent pour rien, gesticulent dans le vide, c’est un quatuor à cordes. [...] Il y a quelque chose d’étrange dans le sérieux infini avec lequel les auditeurs s’appliquent à cet harmonieux bredouillage sans signification ; il y a quelque chose de comique, quand on connaît la frivolité des hommes et la nature futile de leurs soucis, dans ce religieux silence qu’ils observent au concert et dans cette crainte maniaque d’être distraits. [...] on ne pense pas plus la musique ‘elle-même’ [...] qu’on ne ‘pense le temps’ »(1).

C’est par ces mots que Vladimir Jankélévitch évoquait, d’une façon à la fois brillante et savoureuse, la mise en scène entre les interprètes et leur public. Le philosophe traduit ici l’ambiguïté de la musique qui est incapable d’exprimer un sens précis, ni de développer un propos avec arguments : la musique communique tout au plus un sens général, un effet de masse. Le reste n’est que tromperie et confusion. Certes la portée psychologique de la musique a été ressentie depuis la haute Antiquité. La musique fait résonner en nous des sentiments, des impressions mentales (qui sont aujourd’hui techniquement mesurables), sans qu’il nous soit possible de les exprimer précisément par des mots. A l’époque pythagoricienne, ce pouvoir était attribué aux proportions numériques et rentrait dans un cadre de cohérence général porté par le concept d’harmonie. Les fondements de la musique présentent des considérations à la fois physique et métaphysique qui ont entouré, pendant de longs siècles, l’étude de la musique d'un flou et lui ont conféré une place essentielle dans de nombreux rites religieux. Pour les anciens, la musique communique directement à notre esprit. C’est ce qui fait dire à Jankélévitch que « sa profondeur fait appel à notre profondeur »(2). Il est probable que cette dimension métaphysique de la musique ait pu jeter le trouble sur une approche rigoureuse de la signification musicale. D’ailleurs, le sens de l’expression musicale semble tellement aller de soi que cette notion est pratiquement absente des traités d'écriture(3). Robert Francès avait relevé cette problématique et insisté sur le fait qu’un certain nombre de théoriciens ont longtemps placé la signification musicale sur un rang inférieur dans la compréhension de l’œuvre : « La forme, l’idée musicale, est une fin en soi. Le vrai connaisseur se contente de la jouissance qu’elle lui procure. L’expression est de surcroît. »(4). Selon ce point de vue, nul besoin de s’inquiéter de la façon dont les œuvres sont perçues par le public. Tout cela est étranger à l’essence de l’art. Mais peut-on réellement supposer que la création de forme suffise pour que l’expression se manifeste ?

Les expériences en psychologie de la perception, menées dès la fin du XIXe siècle, ont commencé à dresser un cadre autour de cette réalité psychologique ressentie par le plus grand nombre. Il faut souligner que l’expression musicale s’appuie sur un paramètre qui a souvent été négligé par les théoriciens et les musicologues : il s’agit du facteur temporel. Et c’est bien l’un des paradoxes fondamentaux que l’on relève dans la pratique de l’analyse musicale : la musique, art du temps par excellence, manque d’outils permettant de donner un sens au phénomène temporel. Bien que les règles élémentaires du contrepoint s’intéressent à l’organisation horizontale des voix, à la façon dont la mélodie est exposée, l’organisation temporelle y est absente. Là encore, on peut se demander si le temps est une donnée tellement évidente que l’on évite d’en parler. On rejoint la citation de Jankélévitch : « on ne pense pas plus la musique ‘elle-même’ [...] qu’on ne ‘pense le temps’ ». Peut-être faut-il alors retourner la proposition et se demander si « pour penser la musique, il faut d’abord penser le temps ». Or, l’un des moyens dont nous disposons pour penser le temps — pour autant qu’on le puisse — c’est de savoir relever sa manifestation dans des oppositions de type variant/invariant. On sent bien, à l’écoute de la musique, qu’il se passe quelque chose, que l’on est porté par une dynamique, un mouvement, que cela avance, selon un processus ou une accélération, ou, au contraire, que la musique fait du surplace et reste stationnaire. Combarieu et Goblot ont tenté, dans des articles déjà anciens (datés respectivement de 1893 et de 1901), d’expliquer le sens des impressions musicales par des suggestions de mouvement(5). Combarieu, qui suppose l’origine de ces phénomènes dans notre propre perception de la voix, explique que les associations haut/aigu et bas/grave proviennent des sensations ayant leur siège dans la tête (pour l’aigu) et le thorax (pour le grave). Il en déduit que les mélodies sont perçues dans un espace fictif où elles se déplacent en matérialisant des formes et des mouvements(6). Selon Goblot, la suggestion de ces mouvements provient « d’une résonance musculaire mise en jeu par l’action directe du stimulus sur le système neuromusculaire : ‘Un dessin mélodique donne l’idée d’un mouvement parce qu’il nous incite nous-même à nous mouvoir’. »(7) Ces hypothèses, qui supposent un lien immédiat entre le stimulus sonore et action musculaire, semblent aujourd’hui très discutables.

Les travaux de Francès sur le sujet aboutissent à la conclusion que l’expressivité musicale est liée à l’acquisition progressive — à travers les messages sensoriels du corps et soulignés le plus souvent par la vue — des notions de mouvement, d’attitudes corporelles, d’effort, de relâchement, de vitesse, de rythme. Ces éléments psychophysiologiques, qui sont associés aux dimensions temporelles et spatiales, sont reconnus lors de l’écoute, en tant que structures dynamiques familières, et font resurgir de grandes formes émotionnelles, ce qu’il appelle des « abstraits sentimentaux ». Francès qui a mené plusieurs expériences sur la suggestion de mouvement dans des fragments musicaux (exprimée verbalement ou graphiquement par les sujets) en conclut que si cette perception est bien fréquente, en revanche, la traduction verbale ou graphique n’est pas chose facile.

Figure 1. R. Francès : Dessins réalisés par des sujets à l’audition d’un fragment musical d’une œuvre de Debussy (Images, Mouvement, mes. 1-31).

La difficulté rencontrée par Francès dans les expériences menées sur le mouvement réside dans la liberté donnée aux sujets d’appréhender tout ou partie du fragment musical. En effet, l’un des problèmes posés ici est celui de la segmentation, qui n’est pas spécifique à l’analyse musicale par l’écoute : c’est une difficulté inhérente à tout type d’analyse musicale. Suivant que l’écoute se fixe sur la répétition des trois notes (dans le cas de l’exemple de Debussy), sur la dynamique des accents ou sur la phrase musicale, un sens différent peut être perçu. C’est ce que nous semblent montrer les différentes formes dessinées par les sujets : certains, n’insistent que sur l’aspect cyclique, d’autres donnent aux répétitions une directionnalité, d’autres enfin soulignent les accents. Les exemples utilisés par Francès sont déjà de construction relativement complexe et il faudrait, comme le précise l’auteur, pour compléter l’analyse, extraire des éléments temporels plus réduits qui puissent s’exprimer par des mouvements élémentaires (giration, saut, glissement).

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(1) JANKELEVITCH Vladimir, La Musique et l’Ineffable, Paris, Seuil, 1983, p. 124-126.

(2) Ibid., p. 92.

(3) C’est le cas également d’autres concepts comme celui de l’unité de l’œuvre, par exemple.

(4) FRANCES Robert, La perception de la musique, réimpression [1re éd. 1959], Paris, Vrin, 1984, p. 252.

(5) Cf. FRANCES (ibid., p. 268) qui cite COMBARIEU Jules, « L’Expression objective en musique d’après le langage instinctif », Revue philosophique, 1893, p. 125 sq. et GOBLOT Edmond, « La musique descriptive », Revue philosophique, 1901, p. 125.

(6) Dans son traité de composition, Reicha supposait déjà (quelques années auparavant) que la musique pouvait émettre des dessins géométriques comparables aux représentations visuelles (REICHA Anton, Traité de Haute Composition musicale, Paris, Zetter & Cie., 1824, II, 6, 8, 4, p. 329).

(7) FRANCES Robert, loc. cit.