Quelques éléments relatifs à la temporalité dans passage

Philippe BOOTZ

Extension de la sémiotique temporelle

La sémiotique temporelle dans quel cadre ?

Le concept de signe est remis en cause par les sémioticiens depuis une vingtaine d’années environ. Bien que la sémiotique temporelle ait montré toute sa pertinence pour l’analyse musicale, il n’est pas inutile de nous pencher sur les reproches faits au signe et de confronter notre approche à ces critiques. Cela est d’autant plus utile que tous les chercheurs impliqués dans cette étude pensent que cette sémiotique temporelle peut être étendue à des phénomènes non musicaux.

Les diverses conceptions du signe(1) reposent sur deux idées fondamentales :

La conception complète du signe, en sémiotique dite « standard », repose de plus sur l’idée que les catégories sont figées et que le code est un ensemble clos de règles qui s’imposent à tous. Force est de constater que les modèles psychologique et communicationnel qui sous-tendent ces caractéristiques sont datés et largement relativisés dans leurs disciplines respectives.

Les difficultés rencontrées par les théories fondées sur le signe pour décrire la construction de la signification à des niveaux supérieurs de discours et pour prendre en compte les phénomènes dynamiques et continus, ont conduit certains linguistes(2) à rejeter le concept de signe au profit de celui d’ensemble signifiant et à aborder les questions sémiotiques selon d’autres méthodes. Ces éléments signifiants sont encore considérés comme des outils de catégorisation, mais ces catégories ne s’agencent plus selon un code qui viendrait s’imposer à l’individu.

Une telle position est fondée en ce qui concerne la modélisation, mais il ne semble pas nécessaire dans notre cas d’aller jusqu’au reniement du signe, dès lors qu’est bien perçue la façon dont cette sémiotique temporelle est utilisée.

La sémiotique temporelle, dans son état actuel, a bien repéré des signes iconiques. Le processus de catégorisation signifiante a été démontré grâce à des expériences de psychologie cognitive présentées dans ce numéro(3). Mais ces résultats tendent également à montrer que les UST (Unités Sémiotiques Temporelles) ne constituent pas « la » sémiotique des phénomènes temporels, mais l’outil sémiotique le plus probable. Les tests de catégorisation menés sur des sujets, musiciens ou non, montrent qu’effectivement les regroupements les plus fréquents de segments musicaux par les auditeurs sont bien ceux repérés comme des instances différentes d’une même UST (2 segments d’une même UST ont entre 3 et 10 fois plus de chance d’être catégorisés ensemble que des segments n’appartenant pas à la même UST). Mais cela signifie également que nombre d’auditeurs effectuent des regroupements différents et que la probabilité de « reconnaître » une UST, c’est-à-dire de classer ensemble les instances de la même UST, varie d’une UST à l’autre : toutes ne présentent pas le même degré d’évidence. Mais, même si la reconnaissance de l’UST est la plus fréquente, elle n’est pas de 100%, loin s’en faut. La sémiotique temporelle, en l’état, fournit donc une indication sur les interprétations les plus probables relatives au comportement temporel. Finalement, tout ce que nous disent les expériences de catégorisation est que, dès lors que le point de vue de construire la signification selon le seul déroulement temporel a été pris, dès lors que la segmentation du discours a été réalisée comme c’était le cas des segments musicaux testés, c’est-à-dire, en termes sémiotiques, dès lors que les unités ont été délimitées, alors, le sujet est capable de mobiliser, pour construire la signification, des représentations largement partagées, des catégories, qui correspondent très probablement aux UST. On voit ainsi que la sémiotique temporelle est un système de signes, oui, mais pas imposé ni partagé à 100%, un système qui n’a de pertinence que dans un ici et maintenant particulier, dont la « véracité », en fait, est statistique.

Ces expériences fournissent également un autre résultat qui va prendre toute son importance ici : ces catégories ne sont pas verbales et les étiquettes verbales posées par le MIM (laboratoire Musique et Informatique de Marseille) pour en caractériser la morphologie et la signification ne constituent qu’un mode de description possible du système. Voyons cela de plus près.

On sait que ce qui caractérise un système iconique n’est pas la signification, mais le type, c’est-à-dire l’ensemble des traits qui permettent la reconnaissance. Le type comporte des traits qui portent sur la signification mais, surtout, sur le signifiant. Le type est ce qui assure la ressemblance du signifiant à son référent. Or, cette relation de cotypie ne nécessite pas que tous les traits du type soient présents dans le signifiant ; il suffit juste qu’un certain nombre d'entre eux soit présent et que les caractères qui iraient à l’encontre de la ressemblance soient jugés non pertinents. Si deux signes iconiques ayant le même référent présentent un nombre différent de traits, l’un sera plus typique que l’autre. Or, des descriptions non verbales du type ont été produites(4), le modèle des MTP (Motifs Temporels Paramétrés) en est un, il ne porte que sur les types permettant de reconnaître le signifiant. Les dessins produits par les auditeurs lors des expériences de catégorisation en sont une autre forme. Le modèle des MTP forme un système, une description cohérente du type, pas les dessins. Ces deux descriptions permettent de penser que la sémiotique temporelle, moyennant l’ensemble des restrictions qui viennent d’être rappelées, pourrait s’appliquer à bien d’autres médias que le son :

Dès lors, et moyennant toutes les précautions ici rappelées, il est envisageable de penser que le modèle des UST fournit un outil fortement probable de construction de la signification dès lors que la perception du « déroulement temporel » est mise en avant dans cette construction. Il est bien trop tôt pour mesurer la pertinence psychologique des UST non musicales dans ce contexte, tout simplement parce que le modèle est encore loin d’être construit. Il est en effet possible que des UST nouvelles apparaissent. Cela n’est pas exclu, le modèle des MTP montre que les UST musicales constituent un modèle à deux dimensions, c’est-à-dire qu’il nécessite au plus deux variables indépendantes. Rien n’empêche de penser que dans le visuel une troisième dimension indépendante pourrait intervenir. En revanche, les premières analyses réalisées indépendamment par Xavier Hautbois et moi d’un côté et par les plasticiens et compositeurs du MIM d’autre part, montrent que les uns et les autres s’accordent plus facilement dans la reconnaissance visuelle des UST analysées en musique que sur les propositions de nouvelles UST. On peut donc considérer que cet ensemble d’UST sonores a de fortes chances de pouvoir être étendu à d’autres médias, indépendamment d’une possible augmentation du nombre de classes.

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(1) KLINKENBERG Jean-Marie, Précis de sémiotique générale, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1996.

(2) FONTANILLE J., Sémiotique du discours, Limoges, Presses Universitaires de Limoges (PULIM), 2000.

(3) Voir aussi : FREY A. , MARIE C., PROD’HOMME L., TIMSIT-BERTHIER M., SCHÖN D. & BESSON M., “Temporal Semiotic Units as Minimal Meaningful Units in Music? An Electrophysiological Approach”, Music Perception 26(3), p. 247-256, 2009.

(4) Cf. DAQUET A., « Etude de la pertinence psychologique des Unités Semiotiques Temporelles », Mémoire de recherche, Maîtrise de psychologie cognitive sous la direction de Charles Tijus et Stephen Mc Adams, Université Paris8, p. 27-29, 2004 et BOOTZ Ph., “using temporal semiotics in a-media digital poetry”, in Zreik,K.&Reyes Garcia,E. (eds) Computer Art Congress [CAC.2], Emerging forms of computer art: making the digital sense, Paris, Europia Productions, p. 5-18, 2008.