En Echo de Philippe Manoury : éléments d'analyse d'une œuvre et d'un système interactifs

Pauline Birot


Introduction


La pièce En Echo, pour soprano et électronique, a été composée par Philippe Manoury en 1993-1994 sur un livret d’Emmanuel Hocquart, suite à la commande de Françoise et Jean-Philippe Billarant auxquels elle est dédiée. La création d’En Echo a eu lieu le 26 février 1994 à l’IRCAM par Donatienne Michel-Dansac. Cette œuvre fait interagir de nombreux paramètres musicaux, littéraires et scientifiques. L’écrivain et le compositeur se sont inspirés du livre de Vladimir Nabokov, Lolita, posant la question de l’érotisme en musique. A quoi peut s’apparenter une écoute érotique ?

Par son instrumentation et la succession des pièces, En Echo s’apparente à un cycle de mélodies dans le sillage direct de compositeurs comme Berlioz, Gounod, Saint-Saëns, Duparc, Fauré, Chabrier, Chausson mais aussi plus récemment Francis Poulenc (La courte Paille, 1960) ou encore Olivier Messian (Trois mélodies, 1930).
Dans ce répertoire, il est difficile de trouver clairement des références faisant appel à l’érotisme; il est toutefois plus évident de faire quelques rapprochements avec la notion de sensualité. Les premières pièces qui nous viennent à l’esprit sont Les Chansons de Bilitis composées par Debussy en 1897. Mais aussi, quelques années auparavant - en 1892 - Sara la baigneuse de Fernand Halphen. Il existe aussi des oeuvres à caractère intimiste comme la mélodie de Gounod, Par une belle nuit.

Cette pièce plonge le spectateur au coeur d'un système de spatialisation. Bien que difficilement audible lors de l’écoute du CD, nous pouvons imaginer en situation de concert le public immergé dans l’oeuvre, dans l’imaginaire du compositeur mais aussi du poète, voire de Nabokov.
Outre cette spatialisation, des samplers, harmonizers et synthétiseurs sont utilisés. Ces différents modules informatiques contribuent également à la mise en espace auditive et au modelage de la perception qu’aura l’auditeur à l’écoute de la pièce. En effet, des sons concrets que l'auditeur peut se représenter directement viennent s’ajouter au suivi et à la transformation de la voix de la soprano. L'ensemble est modulé en temps réel par des principes d’interactions homme-machine (chanteuse/ordinateur) plus difficiles à comprendre et entendre, mais offrant un naturel et une souplesse que des sons fixés sur bande ne pourraient atteindre.

Voici un tableau précisant l’instrumentarium électronique avec des extraits illustrant les fonctions de chaque module ou "instrument".

Nom de l’instrument Extrait sonore Fonction
Synthétiseur 3ème et dernier extrait sonore de la page d'analyse de Mea Lux Le terme de « synthétiseur » recouvre ici les procédés de génération sonore employés par le compositeur. L'un des plus importants est le dispositif appelé PAFs pour « Phase-aligned formants ».
Sampler extrait sonore de La Rivière
« regarde ta lolita, liée à la taille par l’eau »

Un sampler est un module logiciel permettant d'échantillonner des sons et de les reproduire à la hauteur voulue. A partir d'une base de données d'échantillons sonores correspondant à un certain phénomène (pour des notes et des nuances différentes), il est capable d'interpoler par le calcul n'importe quelle hauteur et intensité. Dans la pièce La Rivière, Philippe Manoury réinvestit avec un sampler du matériau qui provient d'un enregistrement du Rosenkavalier de Strauss.

Harmonizer extrait sonore de La Table, « Au soleil » L’harmonizer permet des transpositions, en hauteur et dans le temps de la voix en entrée. Il peut ensuite les répéter en les transformant éventuellement.
Dans l’extrait choisi comme exemple, l’harmonizer renforce l’utilisation des samplers.
Spatialisation extrait sonore de Broadway

Il s'agit d'un procédé permettant de moduler la diffusion sonore dans un espace donné sur un certain nombre de haut-parleurs.

 

En écho est constitué de sept pièces formant un cycle :

  1. La Rivière
  2. Un Jardin (texte du poème)
  3. Broadway
  4. Mea Lux
  5. Betty (texte du poème)
  6. Mon Visage (texte du poème)
  7. La Table

Nous avons choisi d’étudier quatre des sept pièces formant le cycle ; ce dispositif resserré nous permet de montrer l’éventail des procédés utilisés par le compositeur concernant la partition et son écriture, mais aussi l’utilisation du système électronique.
Voici les quatre pièces correspondant à quatre critères ayant retenu notre attention :

Capter un signal sonore, ici vocal, est complexe en raison de la variabilité de ce dernier.
Dans cette pièce, Philippe Manoury s’est particulièrement intéressé à cette problématique et à la manière de synchroniser la voix avec l’ordinateur.

Le traitement du signal, le suivi de partition en temps réel sont des questions qui ont suscité l’attention de nombreux compositeurs à partir des années 1990 comme Pierre Boulez, Marco Stroppa, Stefano Gervasoni, Florence Baschet mais aussi Xavier Dayer (Cantique dans la fournaise, 1997), Lorenzo Pagliei (Portrait, 1998), Kaija Saariaho (De la grammaire des rêves, 2002), Matteo Franceschini (Iconas, 2007), Martin Matalon (Trace VII, 2008). Ces cinq derniers compositeurs cités ont écrit des pièces pour soprano et électronique, tout comme Philippe Manoury dans En Echo, s'appuyant notamment sur l’Equipe Interactions Musicale Temps Réel de l’Ircam dirigée par Frédéric Bevilacqua.

Par rapport au début des années 1990 où les compositeurs travaillaient principalement sur bandes magnétique, Philippe Manoury et Miller Puckette ont été ensemble des précurseurs dans le domaine du temps réel et du suivi de partitions.

Voici comme le compositeur présente son oeuvre dans les notes de programme de la création :
« Après avoir travaillé sur différents modes interactifs possibles entre le monde instrumental et celui des nouvelles technologies informatiques, la question de la voix devait nécessairement se poser à moi. La voix n'est pas un instrument à proprement parler ; en effet, sa production sonore ne dépend pas de mécanismes artificiels. Il s'agit donc, dans le cas présent, de capter un signal sonore – extrêmement complexe et variable – et de le synchroniser avec un ordinateur. Le signal sonore en question dépasse en complexité ce que nous connaissions avec le monde instrumental. Une voix produit des hauteurs, mais aussi des phonèmes, des bruits, une variabilité de spectre très mouvante. Nous sommes conscients que nous en sommes au début des recherches et que de nombreux progrès restent à accomplir.
Dans certains cas, le but consiste à pouvoir synchroniser le processeur sur une simple voix parlée, faisant fi de toute connotation de hauteur musicale, dans d'autres, de détecter certains traits caractéristiques (tels que les fricatives ou sons bruités) de l'émission vocale, dans d'autres encore, c'est la mélodie qui se trouve au centre de l'intérêt, etc. Les différentes catégories sont tour à tour sollicitées pour établir une relation sensible entre la voix et la machine. C'est cette polyphonie de comportements qu'il nous importe de détecter.
La synchronisation est la première étape, mais la captation de phénomènes complexes, tels que la variation de formes spectrales, la reconnaissance de phonèmes ou de quelques microstructures, que ce soit en vue d'établir des réseaux de contrôle sur un dispositif de synthèse ou de traitement du signal, est l'étape ultime vers laquelle nous tendons. Le matériau musical est exclusivement composé de sons de synthèse, d'échantillons vocaux et de transformations en temps réel de la voix soliste.
Je n'ai jamais séparé l'expérimentation de mon travail de composition. Dans ce cas précis, l'expérimentation est même la règle. Plutôt que d'utiliser des textes déjà écrits et achevés, l'idée d'une collaboration active avec un écrivain m'a semblé plus fructueuse. C'est dans cet esprit qu'Emmanuel Hocquart et moi-même avons envisagé notre travail.
Les textes qu'il me fournit sont un matériau poétique que je travaille en fonction des impératifs qui me guident dans la composition. Si toutes les phrases sont bien d'Emmanuel Hocquart, le texte dans la version actuelle est un choix dans un matériau plus vaste. Le travail sur un texte peut donner naissance à de nouvelles idées comme l'écoute du matériau chanté peut influencer l'écriture de textes à venir. Rien n'a été défini, a priori, si ce n'est que tous les textes doivent avoir une thématique générale qui met en situation une relation érotique.
»

Nous allons voir que Philippe Manoury se sert de l’électronique pour établir des formes dans le temps en utilisant un principe de variations et de « réexpositions » d’objets sonores et de traitements sonores donnés. Par exemple le « déclic » de l’appareil photographique mais aussi le suivi des formants vocaux et leur capture qui va être ensuite redonné à entendre. Tout cela permet de créer un lien évident, de personnaliser l’intégralité de la pièce par une couleur électronique et peut-être même orchestrale, couleur revenant au sein de plusieurs séquences, comme Mea Lux et La Rivière.