3. Comment les informaticiens traitent-ils les collections ?

Sans doute impressionnés par les artistes et les philosophes qui se sont interrogés sur l'étrange statut des collections, les concepteurs de programmes « à objets » ont deviné que la modélisation des collections d'objets devait reposer sur des entités informatiques plus ou moins hybrides alliant, aux caractéristiques provenant de l'ordre privé auquel sont habituellement référés les objets, des caractéristiques issues des activités dans lesquelles les objets collectionnés se trouvent collectivement engagés.

Une approche séduisante parce que conservatrice et parcimonieuse

Souvent, l'approche implicitement retenue pour caractériser ainsi une collection fut parcimonieuse, et a consisté à surdéterminer l'organisation de référence privée des objets collectionnés par une description minimale du contexte d'activité collectif, quitte à présumer du devenir-classe de ladite collection. Un exemple-clé est l'organisation de fichiers de morceaux de musique sur ordinateur, que nous allons croiser de nombreuses fois au long de ce texte.

Force est de constater que cette pratique, qui présente il est vrai l'avantage certain de ne pas contrarier fondamentalement la modélisation « à objets », donne lieu à des applications informatisées qui, en les rabattant sur des besoins classiques de type classification, présument souvent des attentes profondes des collectionneurs, pour le meilleur ou pour le pire. C'est ainsi que François Pachet [1] relate un phénomène curieux dont il s'est trouvé sujet malgré lui : utilisateur d'outils d'indexation de morceaux de musique, il a fini par ne plus écouter la musique qu'il téléchargeait, tellement concentré sur l'organisation de ses collections que cet enjeu s'était subrepticement substitué à l'écoute. Il lui a fallu une circonstance anodine pour constater que son dispositif technique d'écoute était débranché depuis longtemps sans que son activité fébrile d'indexation n'ait faibli en aucune façon.

C'est ici qu'il faut distinguer les collections figurales des collections non-figurales. Cette subtile distinction, introduite dès les années soixante-dix par Piaget et ses équipes de recherche en psychologie de l'enfant [2], éclaire en effet la situation d'un jour intéressant : s'il existe certes des collections (non-figurales) qui s'accommodent en effet plutôt bien de l'approche parcimonieuse précitée parce qu'elles sont affranchies de toute intrication avec leur spatialisation (et en cela déjà toutes proches des classes, dont elles n'ont à envier que la complétude formelle), il existe aussi des collections dites figurales parce que leur disposition dans l'espace se fait selon des configurations spatiales qui prescrivent leur signification concurremment aux considérations typiques de la signification des classes.

Collections versus classes

Ainsi selon Piaget, « le propre d'une collection par opposition à une classe est de n'exister que par réunion de ses éléments dans l'espace, et par conséquent de cesser d'exister en tant que collection lorsque ses sous-collections sont dissociées : il en résulte que quand les sous-collections sont réunies sous la forme A + A', le sujet les rattache bien au tout B = A + A', mais que quand les sous-collections sont dissociées, dans l'espace ou même simplement en pensée, le sujet ne les rattache plus à la collection totale et se révèle donc inapte à l'opération A = B - A'. »

Curieusement, on voit là s'inverser les affinités de tout à l'heure : les tas, amas, vrac et autres fatras, qui eux aussi n'existent que dans l'intimité d'un espace partagé, voisinent désormais avec les collections à quelque différence de degré près, quand les classes se situent dans un ailleurs radical et différent, par nature, de ces régimes d'organisation à fondement spatial.

Dans leur ouvrage La genèse des structures logiques élémentaires, Jean Piaget et Bärbel Inhelder [2] distinguent plus précisément encore les collections figurales des collections non-figurales, encore appelées collections catégoriales, ou classes. Pour ces auteurs, une classe comporte deux sortes de caractères ou relations, tous deux nécessaires, et suffisant à sa constitution (page 25 de l'édition de 1980) :

  1. les qualités communes à ses membres et à ceux des classes dont elle fait partie, ainsi que les différences spécifiques distinguant ses propres membres de ceux d'autres classes (compréhension) ;
  2. les relations de partie à tout (appartenances et inclusions) déterminées par les quantificateurs « tous », « quelques » (y compris « un ») et « aucun » appliqués aux membres de la classe considérée et à ceux des classes dont elle fait partie, qualifiés comme extensions de la classe.

Par exemple les chats ont en commun plusieurs qualités que possèdent tous les chats et dont certaines leur sont spécifiques, tandis que d'autres appartiennent aussi à d'autres animaux. Mais il n'intervient dans cette définition de la classe aucune propriété ou relation se référant à une configuration spatiale : les chats peuvent être groupés ou dispersés dans l'espace d'une manière quelconque sans que cela ne change rien aux propriétés (1) et (2) de cette classe. Sans doute les relations d'inclusion caractérisées sous (2) peuvent donner lieu à une structuration de nature topologique, et par conséquent spatiale, mais c'est alors en utilisant l'isomorphisme qu'il est permis d'établir entre la structure algébrique des emboîtements en jeu et certaines structures topologiques d'enveloppement, sans que l'intervention d'un espace soit en rien nécessaire à la description complète des classes.


[1] Pachet, F. (2003). Nom de fichiers : LeNom. Revue du groupe de travail STP, Maison des Sciences de l’Homme Paris.

[2] Piaget, J. et Inhelder, B. (1980). La genèse des structures logiques élémentaires. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1980.

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