La vie et la mort.

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Ces qualités de l'architecture musicale se retrouvent aussi à l'intérieur de la période, en ouverture de la deuxième phrase[17]. Dans une structure rythmique divisée en temps forts et faibles, deux harmonies (sib majeur / fa majeur) s'alternent, qui sont les termes d'une proposition rationnelle. Le mouvement est celui d'un balancement entre deux polarités qui s'opposent ; le parcours est spéculaire[18] :

Il en résulte un énoncé qu'on pourrait rendre verbalement de la manière suivante[19] :

Si le parcours est spéculaire, il possède cependant une orientation, une directionnalité : l'harmonie est modulante ; elle part de la tonalité de fa majeur pour aboutir à celle de si bémol majeur. Ainsi, cette formulation établie une équivalence en suggérant, en même temps, une nouvelle vérité sur les termes qui la composent. Elle est semblable en cela à un syllogisme. Elle porte à une conclusion à la valeur affirmative et génère en nous l'effet d'une révélation, d'une évidence. Elle sonne (c'est le cas de le dire) telle l'énonciation d'une vérité exacte et incontestable.

La dimension logique de cette proposition musicale est destinée, là aussi, à souligner les intentions persuasives qui siégent au discours que la Mort adresse à la jeune fille. « Je suis ton amie et je ne viens pas pour te punir », elle lui dit. Je voudrais faire un pas de plus et attribuer à ce passage ce qui semble être sa signification profonde, dense d'épaisseur philosophique. Le romantisme voit la mort comme le terme serein et même souhaité, à nos peines terrestres. Mais cet énoncé musical –bâti comme un théorème – nous rappelle que si la mort nous est amie et compagne car elle apporte le juste repos, elle est avant tout nécessaire. Sa présence se justifie dans l'ordre naturel du monde. Il n'y aura pas de vie sans mort. Contrairement à ce que la jeune fille et l'homme commun ressentent spontanément, sa venue n'est pas l'interruption injuste et injustifiée de la vie : elle fait partie d'un cycle, d'un ordre parfait, d'un dessin naturel. Ce passage, tel qu'il est construit, affirme tout cela et semble s'exprimer comme suit : « si du Néant on vient à la Vie, de la Vie on revient au Néant ». Schubert ne se limite pas à calquer et souligner les paroles du poète, mais y associe une interprétation philosophique. Pour ce faire le compositeur exploite le pouvoir qu'a la musique de montrer en s'incarnant directement dans les choses, et tire parti de sa capacité à être les choses, à en donner l'expérience concrète, à les faire vivre et ressentir à travers les sens[20].

D'une part, comme on l'a vue, la personnification de la mort est rendue vocalement avec un ton plat et uniforme dont la rigidité est métaphore de l'absence de vie. D'autre part, c'est alors l'accompagnement du piano à exprimer ce que la voix, le personnage, ne peuvent pas signifier avec la gestualité vocale. Une dissociation a lieu ici qui est synonyme d'aliénation : la nature insondable, métaphysique, de la mort ne peut pas être clairement formulée et on ne peut avoir d'elle que l'intuition. L'harmonie n'est pas le simple accompagnement du chant, mais ouvre un chemin à la compréhension de ce qui est caché ; elle suggère ce que la mélodie ne dit pas.

Le mouvement des parties internes à l'harmonie suit, dans ce passage, celui qui est propre à la musique des cors de chasse. Le renvoi à la sonorité de cet instrument agit telle une image évocatrice de la nature, du sauvage, de l'espace ouvert. C'est un expédient qui traverse toute la musique de Schubert. On le trouvera, par exemple, dans Die böse Farbe qui appartient au cycle Die schöne Müllerin. Dans ce Lied, l'appel des cors représente tout simplement soi-même (« Horch, wenn im Wald ein Jagdhorn schallt », mes. 41-47). Dans le Wanderers Nachtlied, aussi bien que dans Der Lindenbaum (du cycle Winterreise), il est la métaphore de la distance spatiale, du lointain, et plus encore de la distance du souvenir. Bien que ce soit le son du piano à retentir, ce sont idéalement les cors de chasse qui exécutent le passage qu'on vient d'analyser. Leur appel étale une couche sentimentale sur le critère démonstratif et philosophique qui régit à la construction de la phrase. C'est avant tout un signal – ici un véritable memento mori. Mais encore, en renvoyant à l'espace ouvert de la nature et à l'idée de l'éloignement, il constitue au même temps une évocation de la vie passée et de la nostalgie[21] que sa remembrance nous procure.

On entend dire souvent que la musique est un art abstrait. Pour nombre d'aspects il en est ainsi : la musique travaille un medium – celui du son – qui est immatériel. Étant un art du temps, elle se déroule tel un procès qui est toujours sur le point de se faire, ce qui la rend plus évanescente par rapport aux arts plastiques. Pourtant, dans ce Lied – ainsi que dans d'autres musiques, y compris celles de la modernité[22] – elle peut inclure une multitude d'images concrètes, d'allusions au monde réel et acquérir en somme un caractère figuratif. Toute l'œuvre de Schubert est traversée par ces images et par l'évocation de contextes extramusicaux qui sont porteurs d'une forte charge sentimentale[23].

La stratification d'événements et de sens dans ces quelques mesures est extraordinaire : c'est le sommet, le clou, de la composition entière. Voilà comment un compositeur peut remplir de contenus le moindre propos musical et le charger de signification et d'émotion. Schubert réussit cela en employant des ingrédients qui nous sont à tous familiers et que chacun peut comprendre. Mais il les remanie et les retravaille en profondeur. C'est peut-être ici qui se trouve le miracle de sa « facilité » : elle devrait être considérée plutôt comme une complexité obtenue par l'élaboration subtile d'éléments simples.

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[17] Mes. 30-33.

[18] La hiérarchie arborescente de la structure rythmique distribue différemment les poids à l'intérieur de la proposition musicale et souligne certains éléments plutôt que d'autres. Nous indiquons ces points forts par une plus grande taille de caractère.

[19] Les deux pôles harmoniques ayant valeur oppositif, on appelle « -A », l'harmonie de Si bémol majeur et « A » celle de Fa majeur. Chacun de ces termes n'est négatif qu'en sens relatif et l'on pourrait attribuer le signe « moins » à l'un comme à l'autre. Néanmoins en les nommant dans cet ordre, il sera plus clair ce qu'on avancera par la suite.

[20] Je tiens à souligner que l'interprétation que je viens de proposer n'est pas une extrapolation déduite à la suite du travail d'analyse. Dès la première écoute de ce Lied, ce passage évoquait en moi, intuitivement, le sens que je peux désormais exprimer avec les mots. Ma tâche a consisté à comprendre cette intuition et à en révéler les raisons.

[21] Le médecin alsacien Johannes Ofer forgea en 1688 ce néologisme pour indiquer cette maladie de l'âme qui s'exprime comme une douleur causée par l'éloignement.

[22] Je pense, par exemple, à l'œuvre d'un Salvatore Sciarrino.

[23] En cela Mahler fera sien l'exemple schubertien jusqu'à en faire un des points forts de son esthétique.