Le problème de la modélisation du style et de celle du swing

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L’objet dont cet article rend compte pose en filigrane le problème de la modélisation du swing. Certains chercheurs sont allés jusqu’à comparer le « swing ratio » de batteurs de jazz[16] : bien que captivante, l’analyse du rapport qu’instaurent les musiciens de jazz entre les deux croches dites « swing », ne saurait définir à elle seule « leur swing », c’est-à-dire cette patte immédiatement reconnaissable mais à ce jour guère modélisable. Dans le cas de Garner – mais de n’importe autre musicien de jazz également – il importe je crois de différencier son style de son swing. Je m’attacherai, en matière de conclusion, à poser des jalons pour une étude stylistique d’envergure du pianiste.

Je parlerai, d’une part, des styles de Garner. Je me suis attaché dans cet article à détailler une technique que le pianiste a utilisé les quinze premières années de sa carrière. Pour avoir une image exhaustive de son style, il faudrait ajouter des modélisations des évolutions ultérieures du style du pianiste, comme celle du Garner des années 1960-1970 qui, sur des rythmes souvent latins, remplace la « pompe » à la main gauche par des valeurs en noire pointée, ce qui crée un conflit avec le mètre du morceau - que le pianiste résout en intercalant dans cette main gauche contramétrique* des valeurs cométriques*[17].

D’autre part, on pourrait à contrario mettre à jour des invariants dans le style de Garner comme, l’harmonisation à la main droite de la mélodie (lead) en arpèges et en accords, ou encore ses introductions avant-gardistes, auxquelles il a été fidèle toute sa carrière.
Ces études restent à faire. Celles-ci achevées, surmonterions-nous cette apparente impasse que le style – qui, j’ai commencé à le démontrer ici, est modélisable - ne puisse se confondre avec le swing, lequel ne peut être à l’heure actuelle modélisé de manière satisfaisante ? Je renverrai aux travaux de Marc Chemillier qui, tout en faisant participer Bernard Lubat à une étude novatrice et formelle sur l’improvisation, en recueille la verve[18] : les jeux de mots et les métaphores restent aujourd’hui la meilleure de palper le mystère du swing.

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[16] Pour des analyses comparables, les chercheurs scandinaves Friberg et Sundström (1999) ne livrent pas exactement les mêmes conclusions que leur homologue canadien Ernest Cholakis (1995) puisque les premiers déduisent de leurs analyses que le « swing ratio » (le rapport entre deux croches swing consécutives) change en fonction des tempi voire s’ « égalise » à mesure que le tempo accélère et ce, chez les quatre batteurs analysés. Cholakis n’a visiblement pas considéré avec le même œil les résultats qu’il a tiré d’analyses du « swing ratio » (vu cette fois comme le placement de la croche en l’air par rapport au temps suivant) d’un échantillon quatre fois plus large de batteurs. Pour celui-ci, et malgré une tendance globale à la binarisation des croches à tempo rapide, l’appréciation du swing ratio demeure en définitive une affaire individuelle.

[17] Ecouter par exemple les premières mesures de l’exposé du thème de For once in my life (Miller / Murden) de l’album Feeling is Believing (Garner 1969). Pour un approfondissement de cet aspect du style tardif de Garner, j’en réfère aux travaux de Riccardo Scivales sur la main gauche du Piano Jazz et au chapitre qu’il consacre à « Mambo Garner » (Scivales 2005 : 160-162) et à ceux de Marc Chemillier qui livre une modélisation du procédé décrit ci-dessus à l’URL : http://ehess.modelisationsavoirs.fr/improtech/CNSM-22nov2011/Garner/

[18] cf. notamment http://ehess.modelisationsavoirs.fr/seminaire/seminaire09-10/10-12mai10-BL/transcription/transcription.html