L'expressivité de la performance des Dix pièces pour quintette à vent de Ligeti

Philippe Lalitte
Université de Bourgogne Franche-Comté
LEAD (UMR CNRS 5022)

La musique est largement reconnue pour sa capacité à exprimer, véhiculer et/ou susciter des émotions (Budd, 1985 ; Darsel, 2010 ; Davies, 1994 ; Juslin & Sloboda, 2001 ; Meyer, 1956) [1]. Selon Fabian et al. (2014) [2], l’expression musicale, dans la musique savante occidentale, peut être conceptualisée à deux niveaux : d’une part le niveau compositionnel fondé sur les éléments structurels déterminés par la partition du compositeur et d’autre part la couche de l’expressivité ajoutée par l’interprète. Cette seconde couche se divise elle-même en deux dimensions, premièrement la quantité d’expressivité insufflée à une interprétation indépendamment de la justesse du style ou de la réussite de l’exécution, secondement la qualité de l’expressivité qui renvoie à la conformité du style de l’interprète à un usage, une norme esthétique ou à un style plus idiosyncrasique.

Dans le cadre de la musique tonale, les éléments structurels tels que  la tonalité, le mode, la métrique, le rythme, le mouvement, l’instrumentation et la forme contribuent à forger la ligne de base émotionnelle d’une pièce musicale. En manipulant des éléments performatifs (notés ou non dans la partition) tels que le tempo, le timing, les articulations, les dynamiques, le phrasé, l’ornementation, le vibrato, le timbre, l’équilibre entre les voix d’une polyphonie, l’interprète insuffle à sa performance une expressivité qui pourra affiner, renforcer, exagérer ou atténuer, transformer, voire annihiler, la ligne de base émotionnelle. Le terme expressivité renvoie donc aux aspects de l’œuvre sous le contrôle de l’interprète, c’est-à-dire les éléments notés ou extrapolés de la partition qu’il peut manipuler pour ses propres intentions stylistiques et expressives, avec plus ou moins de liberté selon les contextes musicaux.

L’expressivité de la performance a été largement étudiée dans le cadre de la musique tonale depuis les études princeps de Bruno Repp [3]. De nombreux travaux scientifiques ont cherché à déterminer les marqueurs de l’expressivité de la performance dans la musique tonale occidentale. Parmi les plus étudiés, on compte le tempo, la dynamique, la flexibilité rythmique, l’articulation, le phrasé, l’intonation, le vibrato et la courbe expressive globale. Gabrielsson et Lindström [4] ont confirmé, lors d’une méta-étude sur plus de cent articles, que les effets expressifs les plus clairs proviennent du tempo, de la dynamique et du timbre. Ces vecteurs de l’interprétation sont aussi organisés par des règles plus ou moins explicites qui dépendent des styles et des cultures. La revue de la littérature de Juslin (2001) [5] mentionne une trentaine d’études sur l’expression émotionnelle de la performance musicale qui couvrent des styles tels que l’opéra, la musique classique, la musique folklorique, le jazz ou le rock.

Les études portant sur l’expressivité de la performance de musiques non tonales sont beaucoup plus récentes et plus rares (Alessandrini, 2007 [6] ; Dardeau, 2006 [7] ; Folio & Brinkman, 2007 [8]). J’ai moi-même contribué à ce champ de recherche avec les Dix pièces pour quintette à vent de Ligeti [9], Metallics pour trompette et dispositif électronique de Yan Maresz [10] et Sopiana pour flûte, piano et bande de François-Bernard Mâche [11]. Les vecteurs de l’interprétation dégagés par ces études ne sont pas différents de ceux énoncés plus haut  pour  la musique tonale, si ce n’est que les questions de tempo, de précision rythmique, de modes de jeu (et donc de timbre), et, dans le cas de la musique mixte, de synchronisation et de balance entre le son de l’interprète et le son de la bande, prennent une importance considérable.

La présente étude a été réalisée à partir des Dix pièces pour quintette à vent de Ligeti, mais sans recourir à des enregistrements commercialisés. Dans le cadre d’un projet de recherche du GREAM [12], Sophie Cherrier (flûte), Didier Pateau (hautbois), Jérôme Comte (clarinette), Jens McManama (cor), Paul Riveaux (basson) [13], solistes de l’Ensemble Intercontemporain ont interprété et enregistré quelques-unes des Dix pièces dans trois versions différentes : neutre, expressive et sur-expressive. L’objectif principal a consisté d’une part à mesurer et observer les différences entre les trois versions de chaque pièce jouées par les musiciens de l’EIC et d’autre part à dégager les principaux vecteurs d’interprétation employés. Afin d’analyser et de mesurer les écarts entre les versions, nous avons mis à contribution à la fois des visualisations du son (obtenues avec Sonic visualiser [14]) et un certain nombre de descripteurs audio (extraits du signal avec la MIR Toolbox [15]).