Le timbre du clavicorde

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Introduction

Instrument discret, le clavicorde a traversé les époques et les nations presque sans solution de continuité depuis le haut moyen âge. La simplicité de son principe, la douceur de son timbre, la finesse de son jeu, son utilisation presque exclusivement soliste en font un instrument un peu à part dans la famille des instruments à claviers, des cordophones à clavier plus précisément (bien que ses liens avec l’orgue soient profonds et attestés depuis l’origine).

L’instrument a grandi et grossi en avançant en âge, passant de trois octaves environ au début du XVème siècle à près de 6 octaves au début du XIXème, mais n’a pas fondamentalement évolué depuis l’origine : le principe de production du son est resté identique, ainsi que les matériaux de base (cordes et tangentes métallique, caisse de bois). Le timbre des différents modèles d’instruments est suffisamment proche, avec des caractéristiques suffisamment stables pour que l’on puisse parler du « timbre du clavicorde ».

De par sa construction, le clavicorde ne produit qu’un son relativement faible, ce qui lui a valu le surnom « d’épinette sourde » dans l’Harmonie Universelle de Marin Mersenne (1636). La concentration d’écoute et de jeu qu’il demande lui a réservé souvent un rôle intime, celui d’instrument de travail, de chambre, de salon ou de couvent. Il devient irremplaçable pour celles et ceux qui tombent sous son charme, tout comme il passe inaperçu ou reste anecdotique pour les autres.

La dénomination « manicordion » est traditionnelle en France jusqu’au XVIIIème siècle. Son étymologie est ambiguë, provenant soit de « main » et « corde », soit de « monocorde » (à clavier). Le terme qui est aujourd’hui admis, « clavicorde », indique également l’association entre « corde » et « main » ou « clavier ». Le clavicorde est en effet l’instrument qui associe au plus près, qui lie, la corde et la main par l’intermédiaire du clavier. La corde ne vibre que lorsque la main appuie contre elle le tangent, en maintenant la touche enfoncée. L’excitation de la corde est directement contrôlée par le doigt. Il est même possible de redonner un peu d’amplitude à une note jouée, en donnant une impulsion sur la corde, à partir de la touche.

Cette propriété unique de liaison entre main et corde a des implications dans les domaines du timbre, de la dynamique, de l’articulation et du mode de jeu de l’instrument. Au contraire, les autres cordophones à clavier mettent en vibration une corde « libre », c’est à dire vibrant librement entre la pointe de chevalet et la pointe de sillet, dès qu’elle a été mise en mouvement (par un plectre, un marteau, une tangente mobile). Le doigt n’a plus d’action sur la corde, sinon de contrôler l’étouffoir, lorsque la touche se relève.

La boucle de jeu du clavicorde

Dans le jeu du clavicorde le doigt reste en contact avec la corde (par la médiation du levier de la touche) pendant toute la durée de son de la note. L’instrumentiste doit contrôler ce contact, car d’un excès ou d’un défaut de pression résultera immanquablement un effet sonore. Le doigt étant en quelque sorte l’extrémité de la corde, une boucle de contrôle actif s’instaure entre le son émis et perçu et l’action du doigt.

La boucle de jeu du clavicorde est illustrée à la figure 1. En principe la boucle commence par « l’intention musicale », qui anime le doigt, qui pousse la touche, qui frappe la corde, qui fait vibrer la table d’harmonie, qui rayonne le son, qui est perçu et confronté à l’intention musicale et ainsi de suite.

Les travaux d’acoustique considèrent en général seulement une partie de la boucle, puisque l’on ne capte, ne mesure et ne modélise, au mieux, que le processus qui commence au mouvement de la touche et s’achève à la vibration aérienne : l’instrumentiste est le plus souvent exclu comme objet d’étude.
L’instrumentiste en tant que système d’actionneur asservi par une boucle auditive et proprioceptive est difficile à étudier de façon scientifique. Des études en situation de jeu, en particulier grâce aux progrès des capteurs de mouvement, commencent à apparaître pour certains instruments comme le violon ou la harpe, mais pas à notre connaissance pour le clavicorde.
Bien sur, la formation du jeu est précisément le sujet pratique de l’apprentissage musical, et en particulier celui du jeu de l’instrument. En ce sens la technique particulière du clavicorde, si tenté qu’elle soit spécifique, rend compte aussi de cette autre coté de la boucle.


Figure 1 : la boucle de production du son

Quelques clavicordes

Les instruments utilisés pour nos études acoustiques sont des interprétations modernes de clavicordes datant de la fin du XVème siècle à la fin du XVIIIème siècle. Les images de ces instruments et leurs caractéristiques sont portées dans les figures 2, 3, 4, 5 et 6 et dans le tableau 1.

L’étendue varie ici entre 37 notes pour le modèle « médiéval », à 51 notes pour les modèles allemands du XVIIIème siècle, en passant par un modèle à 45 notes et octave courte, sur un modèle d’Allemagne du Nord du XVIIème siècle. Les modèles BM, DH et ZK sont liés, par 2, 3 ou 4. Cela signifie qu’un même chœur de deux cordes est utilisé par 2, 3 ou 4 touches. Le modèle BS est libre, chaque touche joue son propre chœur.

De très nombreux modèles d’instrument on existé, les quelques instruments étudiés ici sont loin de représenter toutes les écoles historiques, nationales ou régionales de facture de clavicorde.


Figure2 : clavicorde de Peter Bavington, 1988, d'apès les modèles médiévaux du XVème siècle (BM).

Figure 3 : clavicorde « King of Sweden » construit d’après un kit de Zukermann/Ducornet, d’après un modèle Allemand du XVIIème siècle (ZK).

Figure 4 : clavicorde de Frédéric Bal, modèle d’Anthony Sidey d’après les instruments Allemands du XVIIIème siècle (BS).


Figure 5 : clavicorde construit d’après un kit de Ducornet/Danset d’après Hubert, Allemagne, fin du XVIIIème siècle (DH).


Figure 6 : comparaison des dimensions de instruments de cette étude : BM, ZK, BS, DH.

 

Tableau 1 : instruments utilisés dans cette étude

  BS DH ZK BM
Modèle ~ 1750 ~ 1780 ~ 1680 ~ 1480
Étendue Ut1-ré5
51 notes
Ut1-ré5
51 notes
Ut1/mi1-do5
45 notes
octave courte
Sol2-sol5
37 notes
à l’octave
Cordage Doubles cordes,
laiton
Doubles cordes,
laiton
Doubles cordes,
laiton
Doubles cordes,
Laiton (unissons)
Table d’harmonie (mm) 316x346 268 x 227 (302) 268 x 227 (302) 792 x 207 x 101
Dimensions (mm) 1068 x 361 x 111 1267 x 358 x 112 994 x 295 x 101 820 x 265 x 115
Diapason et tempérament 415 Hz,
Kirnberger II
415 Hz,
Kirnberger II
440 Hz,
mésotonique, en Ré
440 Hz, à l’octave, Pythagoricien
Liaison Libre Lié par 2 Lié par 2 et 3 Lié par 3, 4 et 5
Ut1 (mm) 895 1097 820 -
Ut 2 (mm) 692 926 650 -
Ut3 (mm) 441 509 385 466
Ut4 (mm) 229 262 210 233
Ut5 (mm) 111 122 102 117

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