La Sequenza I de Luciano Berio doit être située dans les problématiques du discours musical de la fin des années 50. Cette période est marquée par l’introduction du hasard dans les œuvres musicales, l’extension du sérialisme, le développement de l’improvisation et l’application des moyens électroniques au domaine musical. Notre réflexion sur la créativité musicale fait quant à elle référence à la tripartition instaurée par Molino, plus particulièrement aux différentes phases proposées par J.-J. Nattiez (1987). Il s’agit d’appréhender ici un répertoire instrumental contemporain et novateur, complexe dans sa compréhension, difficile dans son appropriation et virtuose dans sa restitution sonore ; le rôle de l’interprète se révèle alors être déterminant dans la restitution et la traduction sonore d’une œuvre musicale, particulièrement à un moment de l'histoire de la musique où l’on voit fleurir de nombreux exemples d’interactions entre interprètes et compositeurs(1). Dans un texte essentiel pour l'analyse de l'interprétation, Joëlle Caullier met en évidence la totale rupture entre l’instrumentiste, le simple exécutant que l’on trouvait jusqu’au XIXe siècle et l'interprète contemporain ; sa réflexion nous montre l’irrémédiable évolution de l’interprète, permettant d’élever « l’exécutant au rang véritable d’interprète : l’instrumentiste virtuose »(2).
La Sequenza I de Luciano Berio, pour flûte traversière, est dédiée au flûtiste Severino Gazzelloni qui en réalisa la première interprétation au Festival de Darmstadt (Allemagne), en 1958. Initiant une longue série de quinze pièces, cette Sequenza I présente la spécificité de connaître deux versions originales du même compositeur, l’une, datant de 1958, utilisant une écriture dont la notation est dite « proportionnelle », la seconde, de 1992, transcrite en utilisant la notation rythmique « traditionnelle ».
Cette pièce majeure du répertoire flûtistique apparaît comme étant représentative d’une époque durant laquelle les compositeurs se sont particulièrement intéressés à cet instrument pour ses qualités d’expression, de virtuosité ainsi qu’à sa riche palette de sonorités, qualités développées grâce aux travaux menés dans le domaine de la lutherie instrumentale, en 1847, par le luthier autrichien Theobald Böhm. C’est ainsi qu’apparurent, lors de cette premièremoitié du XXe siècle, de nombreuses pièces solistes, telles que « Syrinx » de C. Debussy, « Density 21.5 » d’E. Varèse, les cinq « Incantations » d’A. Jolivet…, nourrissant la littérature pour flûte traversière alors en pleine expansion. Face à ces nouveaux enjeux musicaux, progressivement, l’interprète se trouve être sollicité à acquérir de nouveaux réflexes techniques et à développer d’autres moyens d’expression en réponse aux préoccupations artistiques de cette fin des années 50.
La spécificité de la Sequenza I en fait un terrain privilégié pour tenter d'aborder la créativité musicale chez l’interprète et la nature des éléments relevant de cette créativité lors de la traduction sonore de l’oeuvre. Notre approche privilégie l’analyse de l'interprétation comme axe méthodologique, selon, pour reprendre la terminologie de Jean-Jacques Nattiez, une approche "esthésique inductive". Elle sera accompagnée d’une étude comparative des deux versions originales. Étant actuellement une discipline peu usitée, l’analyse de l’interprétation a pour souhait d’apporter un éclairage nouveau sur le sujet très délicat de la créativité musicale chez l’interprète lors de la traduction sonore d’une oeuvre musicale contemporaine.
Une sélection de trois enregistrements audio sur CD a alors été opérée. Il s’agit de :
Après la sélection de trois passages représentatifs de la Sequenza 1 (passages A : présentation du matériau initial ; passages B et C : transformations de l'image timbrale), une étude comparative de chacun de ces extraits sera suivie d'une analyse de l'interprétation des trois enregistrements référencés, développant une réflexion autour du timbre, du rythme, de la polyphonie, des dynamiques, des articulations et abordera également la notion de fixation et de polarisation, les schèmes de tension et de détente et la respiration.
La durée des différents passages analysés et repères temporels dans chacune des versions sont les suivants :
Extraits/ Interprétations | Passage A | Passage B | Passage C |
---|---|---|---|
Anna GARZULY | Du début de l’enregistrement jusque 0’06’’, soit une durée de 0’6’ | De 1’56’’ à 2’18’’, soit une durée de 0’,22’’ | De 3’39’’ à 4’29’’ soit une durée de 0’,50’’ |
Lise DAOUST | De 2’ à 2’20’’, soit une durée de 0’,20’’ | De 3’39’’ à 4’27’’, soit une durée de 0’,48’’ | |
Sophie CHERRIER | De 2’06’’ à 2’25’’, soit une durée de 0’,19’’ | De 3’47’’ à 4’27’’, soit une durée de 0’,40’’ |
Les trois interprètes ont choisi la version de 1958 pour leurs enregistrements respectifs de la Sequenza.
Une recherche constante d’opposition s’opère dans cette œuvre. Cela a
pour effet de soumettre l'auditeur à une alternance entre polarisation et désorientation
de l’écoute. Oscillant entre continuité et discontinuité, rigueur et liberté
de l’écriture, la notion de phrase est ainsi remise en question, d'autant
que la Sequenza I pour flûte traversière est une œuvre au style quasi improvisé.
La théorie de la forme (Gestalttheorie) et la théorie des regroupements (TGMT),
initiée par Lerdahl et Jackendorff en 1983(3),
ainsi que les travaux de N. Todd(4)
(présence d’une forme de rubato délimitant chaque fin de section musicale)
permettent d’apporter des éléments de réponse à la notion de phrase musicale
dans un discours au langage non tonal.
La notion de densité mélodique, au delà de la compression / dilatation des
événements, est aussi liée aux transformations de l’image timbrale de cette
Sequenza. Le rôle de l’interprète paraît essentiel dans ce contexte musical
; celui-ci va alors, grâce à son action "vectorielle", concourir
à la polarisation de l’œuvre (comme peut en témoigner tout le début de
l’oeuvre jusqu’au passage C), et permettre ainsi de révéler la macro structure.
L’absence de clef de sol sur la version de 1958 pourrait presque faire douter — si l'ambitus de l'œuvre et la mention sur la page de titre n'étaient pas explicites — qu'il s'agisse d’une oeuvre destinée à la flûte traversière. Cet omission provient sans doute de l’utilisation de l'écriture dite « proportionnelle » imposant un discours musical et temporel accessible d’emblée. La présence d’une clef de sol, en début de chaque ligne, dans la version de 1992, est déjà le signe d’une démarche de transcription en une notation plus « traditionnelle ». Les dynamiques proposées au début de l’oeuvre présentent un Sffz (à l’unité métrique T0) pour atteindre, en l’espace de 4,8 secondes, la nuance p (à l’unité métrique T5). La version de 1958 commence quant à elle par un sffz alors que la version de 1992 propose la nuance ff sempre.
Les articulations sont identiques dans les deux versions et sont d’une extrême précision ; elles évoquent, en quelque sorte, la verve d’une discussion « à l’italienne » et mettent en valeur la mélodie de façon très scandée (T0 à T3) ou très lyrique (T4-T5). Les silences n’apparaissent pas de façon explicite dans la version de 1958 mais peuvent être néanmoins mesurés. Ils sont très courts et se trouvent être compressés par les rythmes serrés et les notes scandées qui entourent chacun d’entre eux. Ils ont alors pour fonction d’interrompre la continuité du langage musical. Ceci est une constante dans cette pièce, développant l'impression d’un discours synthétique en perpétuelle évolution. La version de 1958 propose des espaces vides correspondant à des notes non jouées qui sont, dans la version de 1992, comblés par des silences « traditionnels ».
Dans la version de 1958, l'agencement rythmique "proportionnel" évolue selon un déroulement régulier. Dans T1, les deux intervalles rythmiques descendants sont équidistants ; il en est de même avec l’espace situé entre la dernière note de (en T1) et les deux suivantes (issues de T2); ces deux groupes de notes se déroulent visuellement de façon équidistante entre eux.
L’écriture dite « proportionnelle », issue de la version de 1958, aborde une forme de spatialisation du temps en référence à une pulsation constante métronomique. Cette spatialisation de l’écriture se traduit dans la distribution des différents groupes de notes inscrits dans chaque unité métrique et indique la durée de chacun des rythmes. Cette écriture n’est pas sans rappeler celle de la Sequenza II pour harpe.
L’aspect polyphonique émane de la présence de différentes strates (mélodique et rythmique) qui font pressentir une polyphonie implicite et explicite. Chacune des Sequenze se présente alors comme étant un commentaire historique de la littérature instrumentale pour lequel la pièce est écrite, en co-réalisation avec un interprète mais propose, à partir d’un plan mélodique, un discours essentiellement harmonique en application à chaque instrument. Cette notion de polyphonie, à la flûte traversière, provient de la rapidité d’enchaînement des différents caractères et de leur interaction simultanée. Les différentes strates mélodiques et polyphoniques vont alors créer un discours musical en étroite correspondance avec le timbre, mais plus particulièrement avec la densité mélodique tout au long de la pièce.
Le passage A correspond à la ligne 1 (version de 1958) et fait référence aux unités métriques T0 à T5. La durée formelle du passage A est de 4,8’’. Les trois versions enregistrées présentent les durées suivantes :
Version 1 : Anna Garzuly (Hongroise) durée : 0’06’’
Version 2 : Lise Daoust (Canadienne) durée : 0’06’’
Version 3 : Sophie Cherrier (Française) durée : 0’06’’
L’interprète et l’auditeur sont d’emblée propulsés au coeur d’un discours particulièrement mouvementé. Dans les trois interprétations, un geste immédiat, théâtral et incisif, voire agressif, apparaît organisé en zone de haute concentration phonique, parallèlement à un geste poétique, suspensif et suggéré, isolé et statique. La manière dont l’interprète va agencer les schèmes de tension et de détente(5) caractérisera alors chacune des interprétations. Les schèmes de tension et de détente, dans la version 1, sont mis en évidence (pour les tensions, voir les unités métriques allant de T0 à T3 et pour les détentes, voir en T4). Dans la version 2, ils semblent être aplanis, provoquant une faible présence d’inflexions qui nous permettrait de cerner les éléments (notes dans les tessitures medium et aigus) lors de l’audition. Les sommets, dans la 3e version, sont relevés en T1, T2 (sommets) et en T4 et témoignent de l’emplacement des schèmes de tension et de détente.
Cette notion de tension et de détente, qui se nourrit de la dialectique que propose chacune des Sequenze, est à mettre en relation avec la présence d’affects de vitalité (Vitality affects)(6). Ces affects de vitalité témoignent de l’engagement émotionnel et psychique de l’interprète au moment même de la traduction sonore ; il s’agit, précisons-le, de micros fluctuations temporelles qui enveloppent le « moment présent » (concept instauré par D. Stern) lors de l’interprétation d’une phrase musicale, modifiant la surface de l’enveloppe timbrale de la phrase musicale en cours de réalisation et la texture sonore résultante. Ces notions font référence à l’aspect psychique, mental et affectif de l’interprète, au « moment présent », lors de la traduction sonore de l’œuvre et détermineront son geste instrumental, musical et artistique, et ce, de façon consciente ou non. Les inflexions apparaissent, quant à elles, comme une résultante des schèmes de tension, de détente et des « affects de vitalités », structurant le discours musical en prenant en compte les paramètres de spatialité. Elles permettent alors de donner corps et sens à la musique lors de son déroulement temporel et spatial, en révélant le dynamisme caché de l’œuvre. Dans mon analyse, ces notions et concepts m’ont alors permis de caractériser chacune des interprétations et d’appréhender le langage musical d’une grande complexité qu’est celui de la Sequenza I pour flûte traversière de Berio, et plus particulièrement la notion de phrase dans un discours musical non tonal de la fin des années 50.
En proposant à l’interprète une virtuosité mentale et instrumentale, Berio instaure d’emblée un conflit psychique qui transparaît dans chacune des interprétations, mettant en avant une réalisation instrumentale (faisabilité et restitution du geste instrumental et artistique) en rivalité avec l’idée compositionnelle ; de cet état, naît toute la richesse du discours musical de l’œuvre.
La recherche polyphonique est une des dimensions essentielles du compositeur dans chacune de ses Sequenze. L'écriture polyphonique est particulièrement présente dans les versions 1 et 3 valorisant la présence de deux strates. Les climax des interprétations mettent en évidence l’ampleur et le volume spatial de la phrase et non pas uniquement un simple déroulé de notes détachées. Dans la première interprétation, la mise en relief des nuances, la recherche d’une expression (présences de notes vibrées), la mise en valeur de schèmes de tension, de détente et d’inflexions procurent un discours contrasté grâce à la mise en valeur des différentes strates mélodiques. La version 2 présente un aspect plus « égal » du discours (faible présence d’inflexions, de tensions, de climax, de contrastes de nuances et de rythmes) procurant l’impression d’une recherche essentiellement mélodique plus que d’une recherche de polyphonie. Dans la version 3, l’aspect scandé, très articulé et contrasté (nuances, inflexions, tensions et détentes, accentuations) du discours ainsi que la présence d’inflexions mettent en évidence une grande recherche de diversité du langage et une attention particulière à la polyphonie.
L’autre démarche compositionnelle qui caractériserait cette Sequenza est la recherche sur le timbre, et plus particulièrement sur la densité mélodique. Elle se trouve être influencée par différents paramètres tels que la hauteur, les dynamiques, les tessiture utilisées, le choix des nuances et des articulations, l’agencement des rythmes, l’utilisation des espaces non joués (silences) et la mise en avant des schèmes de tension et de détente. La densité mélodique est à interroger ici dans un contexte d’ordre et de désordre. Lors de l’écoute, ce qui relève de l’ordre correspond à une faible densité mélodique, à la présence d’éléments statiques (notes tenues), mais également à la présence d’un chromatisme descendant sur une octave à partir du « La ». La notion de désordre se réfère quant à elle aux multiples rythmes, aux différents registres et à la grande variété d’articulations.
Dans la version 1, les attaques ne délimitent pas chaque note de la même manière; elles sont «lissées» en T0 et T1 et sont scandées en T2 et T3 ; les sommets de la phrase sont très expressifs (vibrato sur les Si et La medium en T5). La version 2 présente des articulations adoucies sans toutefois correspondre à la vivacité demandée par Berio qui spécifie un «détaché clouté», pour chacune des notes. La version 3 isole chaque note par un mode d’attaque très scandé où chaque élément est très clairement identifié dans son mode d’articulation. La faisabilité rythmique est interrogée ici.
Dans la version 1, un contraste apparaît entre la tendance à resserrer les rythmes dans un même groupe de notes (en T0 et T1) et à élargir ceux qui sont plus espacés entre eux (en T4). La version 2 tend à développer une sensation de quasi régularité et ce, malgré les différences présentes dans l’écriture proportionnelle. Dans la version 3, une petite différence apparaît dans le rythme de T0 et T1 qui devrait être joué à l’identique ; il est en effet légèrement détendu en T1. L’agencement rythmique, dans une écriture dite « proportionnelle » est à mettre en parallèle avec l’utilisation des espaces non joués.
Dans cette œuvre, il a une fonction multiple. Il indique les entités musicales qui viennent d’être parachevées. Il isole également ces grappes de notes et les met en relief. Il effectue une rupture dans l’automatisme d’une certaine forme de discontinuité de la phrase musicale et permet alors une respiration « biologique » ou « organique » de l'œuvre et une respiration physique de l’interprète.
Ce passage met à la fois en évidence une forme de « répétition-variation » de la mélodie initiale, un exemple de polarisation et une transformation de l’image timbrale. Ce passage présente deux parties. Le début mélodique, évolue progressivement par resserrement des valeurs rythmiques et est interrompu par la présence de l’incipit initial issu de la mélodie en ligne 1 du début de la Sequenza I (par augmentation des silences en T17 et T18), ainsi que le rythme suivant en T18, créant une forme de redite perceptive très incisive lors de l’écoute.
Lors de l’écoute des trois enregistrements, ce qui relève de la fixation est à mettre en relation avec la faible densité mélodique et la présence d’éléments statiques (notes tenues, intervalles conjoints, faible accentuation). Ce qui relève de la polarisation est la conséquence d’une accélération (resserrement) rythmique où l’on passe de notes longues en legato, à des notes staccato, progressivement. La surenchère de notes détachées (cloutées, puis doublées et enfin quadruplées) va ensuite déclencher un détaché "Flatterzunge" ou "Frulatto", le tout en crescendo molto. On peut parler alors de polarisation, de direction vectorielle.
Le choix du tempo, dans chacune des versions, est également déterminant pour ce passage B ainsi que pour le passage suivant et fait référence à la notion d’ordre déjà énoncé ; le schème de détente est rendu par la présence d’éléments stables comme des notes tenues, longues, auxquelles s’ajoutent une faible densité mélodique, le tout dans une nuance ppp) ; la notion de désordre que procure le schème de tension est du à la présence de phénomènes de répétitions et d’accumulation tant dans la densité mélodique que de la nuance en saturation). Pierre Boulez fait référence à :
« Une musique qui flotte, où l’écriture elle-même apporte pour l’instrumentiste une impossibilité de garder une coïncidence avec un temps pulsé : les petites notes, l’ornementation, la multiplication des différences de dynamique rendent l’action elle-même si préoccupante pour l’interprète que le contrôle temporel passe au second plan. L’activité elle-même, à ce moment-là, est plus importante que son contrôle (…). L’auteur parle alors de « stream of consciousness »(7).
Une respiration très marquée (mais non demandée musicalement, ni techniquement par le compositeur) est présente en T12, déterminant de fait une rupture dans l’évolution de la densité mélodique. Dans ce passage, dont la densité mélodique comporte 72 notes, la progression mélodique et la montée en puissance (par accumulation) sont ici interrompues par l’interprète dans chacune des versions pour des raisons de réalisation musicale et de faisabilité instrumentale. La présence de respirations (deux respirations pour la version 2 ; une respiration pour les versions 1 et 3) ainsi que le choix des articulations (détachés en doublant, en quadruplant chaque note puis l’utilisation du détaché "Frulatto" ou roulement de la langue ou "Flatterzunge") vient modifier de façon considérable la réalisation instrumentale de ce passage, justifiant la différence de durée des différentes interprétations. Aucune des 3 versions ne propose le détaché suggéré par Berio en T13 et T14 ; en effet, la dialectique se pose pour l’interprète quant à la faisabilité instrumentale sur ce passage et le respect d’une forme de tension à entretenir et à développer jusqu’à T18. Précisons également que la version de 1992 indique une durée de 5’’ contre 2,4’’ dans la version de 1958 concernant la durée du point d’orgue au début de la section (La).
Le point d'orgue est d'une durée de 0',4'' (version d'Anna Garzuly), 0',5'' (version de Lise Daoust) et 0',45'' ( version de Sophie Cherrier)
Le passage B correspond aux lignes 16 à 18 (version de 1958) et fait référence aux unités métriques T0 à T18. La durée formelle du passage B est de 4,8’’. Les trois versions enregistrées présentent les durées suivantes:
Version 1 : Anna Garzuly (Hongroise) durée : 0’22’’
Version 2 : Lise Daoust (Canadienne) durée : 0’20’’
Version 3 : Sophie Cherrier (Française) durée : 0’19’’
La version de 1958 qui a une durée formelle de 15,2’’ (MM 70 soit 0,8’’ par unité métrique) propose un agencement rythmique régulier des figures dans une unité métrique donnée alors que la version de 1992, en T10, montre un rythme irrégulier dans son déroulement temporel.
Dans la version de 1958, le compositeur a indiqué crescendo molto alors que la version de 1992, en T18, indique une autre nuance : crescendo il massimo
Un phénomène d’accumulation de notes articulées apparaît nettement dans ce passage B (le legato de T0 à T6 va progressivement laisser la place à des notes en staccato de plus en plus rapides –détaché simple, puis quadruplé). A cette progression s’ajoute une diminution rythmique et des tessitures extrêmes (T14) ainsi qu’une saturation phonique (utilisation de nuances extrêmes également allant de FF à P (T0 à T3) jusqu’à crescendo molto en T18).
Deux seuils de saturation apparaissent (T10 et T11 puis T13 à T18) résultant de schèmes de tension une montée en puissance de nombreux paramètres timbriques et par accumulation (de notes- densité mélodique, des nuances, de tessitures extrêmes, de notes sur-articulées et d’une diminution rythmique). Cette tension est également due à une absence de silence, de respirations musicales et physiques dès T10.
Dans la version 1, le choix d’une progression des tensions déclanchent différentes possibilités de détachés chez l’interprète. Ce qui ralentit cette progression provient de la respiration en T13-T14 et de l’utilisation d’un détaché assez long.
La version 2 propose un tempo plus lent (MM à 60) mettant moins en évidence les inflexions et tensions dues aux resserrements rythmiques. Dès l’unité métrique T13, le passage est extrêmement exacerbée de par le choix du détaché doublé (très staccato et très court) et non quadruplé, faisant avancer plus rapidement les notes et marquant de fait un contraste avec la section précédent T13.
Dans la version 3, une attention particulière portée à l’agencement des rythmes et des silences met en évidence le rythme de l’incipit issu de la mélodie initiale, comme une redite, un motif d’appel et de reconnaissance pour l’auditeur. La tension se développe de façon progressive, tant au niveau du choix du tempo (quant à la réalisation du texte) que de la répartition des différents détachés. L’attention est entretenue jusqu'à cette fin en T18.
La version 1 propose des respirations ajoutées entre T12 et T13, entre T14 et T15. La présence d’un grand ralenti est remarqué en T18 ainsi que le choix d’un tempo plus lent, dès le début de ce passage B, caractérise cette version.
La version 2 développe une perception de régularité de par l’absence de silences. Le choix du tempo évolue aux environs de MM à 60 mais paraît très vite en T13 car les notes ne sont pas en staccato quadruplé.
La version 3 met en évidence un agencement rythmique instable (présence de sons entretenus en lié par effet de résonance entretenue), ainsi qu’un déroulé irrégulier, créant une impression de discontinuité dans le débit de notes.
Dans la version 1, en T13, la 1e note est réalisée en détaché redoublé (par 4), puis par 2 t ce, de la 2e à la 5e note ; l’interprète adopte un détaché long, peu staccato. Le "frulatto" ou "Flatterzunge" (roulement de la langue) est utilisé dès T17.
Dans la version 2, en T13, le choix du détaché se fait en double coup de langue, très staccato ; le "frulatto" est adopté dès la 3e note deT17. La version 3 réalise des notes détachées en les quadruplant dès T13 puis les redoubler dès la 2e note de T15 et enfin de les jouer en "frulatto" dès T17 mettant en évidence la progression d’une tension non résolue dans ce passage B.
La version1 privilégie ce qui est relatif à l’installation progressive des différents modes de jeux mais est contrecarrée par une rupture dans le choix du détaché qui est très staccato en T12 puis très long en T13, T14 et T15. L’évolution des modes de jeux, et des timbres se fait par palier avec une évolution hésitante quant à la transformation du timbre (liée à la longueur et au choix des notes détachées).
La version 2 fait état d’une rupture dans la progression et dans la transformation du timbre dès T13 ; l’on passe en T13 à un autre seuil d’expression et de virtuosité ; le détaché de T13 ne paraît être une transformation de ce qui précédait. Dans la version 3, la recherche du timbre se veut progressive de par l’installation du détaché quadruplé, puis doublé puis en Flatterzunge.
La version 1 fait état d’une mise en valeur de l’incipit et sa transformation a été opérée en T7 et T8 créant un autre niveau d’écoute au vue des notes en détaché staccato. Dans la version 2, la rupture de T13 attire l’écoute sur ces mesures jouées dans une nuance FFF et crée de fait un sommet. L’incipit (T7) n’est, par contre, pas mis au même niveau polyphonique que T10 bien que ces deux passages aient la même dynamique. La version 3 met en valeur les sommets grâce à l’utilisation d’un détaché et d’une accentuation particulièrement soignée sur chacune des notes.
La durée formelle du passage C issu de la version de 1958 en écriture dite proportionnelle (MM 70 soit 0,8’’ par unité métrique) est de 36’’. Il correspond au climax de la Sequenza I.
Dans cette section, les notions de polyphonie, de polarisation et de couleur timbrale y sont fortement développées.
Elle s’est développée par progression et accumulation de groupes de notes de plus en plus resserrées, allant de l’aigu au grave ; une profusion d’accentuation s’ajoute à une saturation du timbre ressort de cette section ; cette saturation (timbrique et phonique) s’opère par transformation ( de T11 à T14) et épuisement des différents modes de jeux (trilles et préparation de trilles qui évoluent en Flatterzunge (enT5 / T6, en T12/ T13) pour arriver à la limite extrême du son (le trille qui se transforme en bruit de clefs (de T36 à T44) a ici une fonction cadentielle et de respiration ). Une différence est repérée dans la version de 1992 : la présence de notes jouées en pizzicato en T26 et en T28
Une grande recherche de contrastes est associée à des tessitures extrêmes. Quelques différences apparaissent. Dans la version de 1958, il est spécifié :
-en T16-T17, un crescendo est spécifié
-en T23, un Sffz est indiqué sur le Mi b
-en T31, la nuance est Sffz
-en T40, la nuance est Sff
Dans la version de 1992,
-en T 15-T16, il n’y a pas de précision quant au crescendo
-en T31 et T40, la nuance est ff
La présence de la mélodie accompagnée de trilles (PPP en T0), installée en amont, permet la mise en place d’une polyphonie ; une mélodie se détache peu à peu grâce aux notes courtes jouées dans la tessiture médium et va s’enchaîner sur une accumulation d’attaques accentuées (ff, Sff), de notes en "frulatto" (de T25 à T36); les tessitures, accompagnées d’un très large ambitus, sont extrêmes et rapidement enchaînées. Tout ceci aboutit à un climax situé dans une tessiture grave utilisant des notes contiguës (dont l’ambitus ne dépasse pas la septième majeure) ; cette strate en "frulatto" s’évanouit peu à peu en se transformant progressivement en un trille de clefs. Le son fait place au bruit de clefs pour réapparaître, en T45, dans une nuance extrême (ppppp).
C’est le « mode d’articulation qui va définir la couleur du timbre »(8).
La présence de cet aspect discontinu du discours musical est provoquée par une alternance perpétuelle de zones de forte concentration phonique et de séquences suspensives. Il s’agit d’un exemple caractéristique de transformation du timbre.
La densité mélodique de ce passage comporte 173 notes.
Différents niveau d’écoute apparaissent; en effet, l’on constate les strates :
mélodiques (trilles et chromatismes) et rythmiques (notes scandées en T1, T3, T7, T9) comme éléments fixateurs
Les groupes de notes en T5 et T6, en T12 et T13 apparaissent comme des préparations de trilles. Les points d’orgues diffèrent selon la version, ce qui va influencer de fait les interprétations dans les enregistrements
Dans la version de 1958, en T40, la durée du point d’orgue (bruit de clefs) est de 5 unités métriques à O, 80’’ (MM=70), soit 4’’
Dans la version de 1992, en T1 et T3, en T8 et T10, l’emplacement de la note jouée Sf est précis sur le plan rythmique ; il en est de même pour les notes en durée rythmique inégale voulue par le compositeur (présence d’un rubato contrôlé) de T23 à T25, T27 à T29, T31, T33 et T35. En T40, la durée du point d’orgue (bruit de clefs) est de 7’’.
Le passage C correspond aux lignes 29 à 35 (version de 1958) et fait référence aux unités métriques T0 à T44.
Version 1 : Anna Garzuly (Hongroise) durée : 0’50’’
Version 2 : Lise Daoust (Canadienne) durée : 0’48’’
Version 3 : Sophie Cherrier (Française) durée : 0’40’’
La démarche est identique dans les trois versions. La réalisation des articulations, poussée à son paroxysme, crée un déferlement chaotique aboutissant à un trille de clefs et à une absence de son instrumental. La notion de bruit est ici clairement explicite. La version 1 fait état d’une attention particulière (en T26 et T28) concernant l’accentuation des notes en détaché clouté. La version 2 présente une forte accentuation installée dans ce passage (en T22, T26 et T28). La version 3 marque une grande précision des articulations (détaché très scandé est également présente en T26 et T31) où l’on entend des son en détaché perlé (pizzicato).
La version 1 présente des inflexions expressives qui sont développées grâce à la mise en évidence de l’accentuation et la présence de respirations fréquentes (exemple en T 26 comme amorce de la zone intense phoniquement) permettant musicalement de jouer avec emphase. La démarche met ici en relief la polarisation vers le trille de clefs comme résultante du son en Flatterzunge et ce, malgré les moments de ralenti (en T29 et T30, en T34 et T 35). Dans la version 2 la présence de rubato peut s’écouter en T17, T20 et T23 ainsi qu’en T30 et T31. La version 3 propose un déroulement des motifs qui va accroître la tension par accumulation ; elle se fait de façon inflexible et régulière procurant un sentiment d’étouffement qui va libérer les bruits de clefs comme une résultante de cette saturation phonique.
Dans la version 1, des libertés d’ordre respiratoire (en T12, T25 et T26) viennent s’ajouter à un tempo d’emblée plus lent (circa MM= 58). On relève la présence de rubato en T17, T31 et T32 et un tempo délibérément très lent en T30, T35 et T36.
La version 2 propose une organisation des rythmes qui va également interroger la notion d’ordre ou de désordre en relation avec le rubato (en T16 et T17, T22). D’autre part, la présence de respirations va créer un sentiment d’assouplissement d’une tension ; il y a moins ce phénomène d’accumulation et d’étouffement dû à l’empilement des différents motifs.
Le choix du tempo dans ce passage avoisine MM=62 et va ralentir à compter de T23 pour arriver à MM=51 en T36. Des aménagements de tempo, de rythmes et de respirations sont installés (en T16 et T17, en T23 et T24 et un point d’orgue en T20)
Dans la version 3, l’interprétation nous fait comprendre que les motifs virtuose de T5 et T6 sont, en fait, des préparations de trille (en T5 - T7) ou assimilés comme tels (la vitesse des notes est la même dans les deux cas).
Dans la version 1, l’accumulation et la mise en valeur de la diversité des accentuations (en T30 et T31) sculptent le discours dans cette transformation progressive du timbre tout au long de ce passage C. Le trille final dure 10’’ dans cette version et est l’aboutissement des premiers trilles lancés en T0. La version 2 propose un enchaînement des notes avec la vitesse du trille est amené soudainement, donnant l’impression d’un nouveau départ (en T36) car la nuance mf est ici soutenue. La durée du trille final est de 11’’. Dans la version 3, une conduite progressive apparaît dans le déroulé des grandes broderies qui se colorent en Flatterzunge (en T12 à T15) ainsi qu’une évolution constante du phénomène de transformation du timbre. Le son résultant a laissé la place, progressivement, au bruit. Le trille a ici une double fonction :
Ceci est mené progressivement dans cette version et ne présente pas de heurts dans l’enchaînement (en T36). Le trille final est de 0’,10’’.
Concernant le passage A sélectionné, les interprétations d'Anna Garzuly et de Sophie Cherrier mettent en valeur les schèmes de tension - détente et portent une attention toute particulière à la mise en évidence de la polyphonie. L'approche de la flûtiste hongroise propose d'emblée un discours lyrique, privilégiant une interprétation expressive (présence de rubato dans l'agencement des éléments rythmiques, articulations lissées, utilisation du vibrato sur les notes tenues). La flûtiste française adopte un mode articulatoire précis où chaque élément est très détaillé, lui permettant ainsi de ciseler les inflexions du discours musical. L'approche de Lise Daoust, dans son enregistrement, met en valeur un discours plus mélodique axé sur une irrégularité des évènements rythmiques ; son jeu musical, dans ce passage A, se caractérise par la présence de motifs faiblement contrastés (dynamiques et climax contenus, articulations atténuées).
Dans le passage B, les différences d'interprétation apparaissent de façon plus évidente, comme peut en témoigner la durée des différents enregistrements ; cela est essentiellement du à la manière dont l'interprète va organiser ses différents éléments statiques (points d'orgue, choix du tempo qu'impose la réalisation matérielle) et mélodiques ; la manière d'installer la tension en constante progression est déterminante pour l'action de polarisation alors que le choix du mode articulatoire est essentiel pour définir l'enveloppe timbrale résultante. Alors que la version de Sophie Cherrier va dans ce sens, les interprétations de Lise Daoust et d'Anna Garzuly proposent une rupture dans la transformation du timbre car les articulations ne parviennent pas à s'enchaîner de façon continue (rappelons qu'il s'agit d'une réelle difficulté à laquelle sont soumis tous (toutes) les flûtistes) ; leurs versions rejoignent celle de la flûtiste française sur recherche commune de mettre en évidence les différents niveaux d'écoute que suggère la recherche de polyphonie sur un instrument monodique.
Concernant le passage C, l'analyse des trois interprétations révèlent une attention particulière quant à la mise en valeur du mode articulatoire ; ce qui caractérise la version de Lise Daoust est la présence d'un assouplissement dans les différents enchaînements d'éléments qui constituent l'évolution constante d'une tension extrême (présence de rubato, respirations amples), aboutissant au trille final par action de polarisation. Les versions d'Anna Garzuly et de Sophie Cherrier mettent en évidence cette conduite progressive et la mise en valeur des différentes strates rythmiques (notes scandées, éléments fixateurs) et mélodiques (trilles, chromatismes) y est particulièrement soignée ; alors que le tempo plus lent qu'impose la présence de nombreuses respirations et inflexions musicales caractérisent le jeu expressif de la flûtiste hongroise, la version de Sophie Cherrier met en valeur la tension accumulée par épuisement des différents modes de jeu et transformations du timbre, aboutissant au bruit de clefs puis au silence. Par ailleurs, les trois versions se distinguent par la durée qu'imposent la faisabilité et la réalisation matérielle de ce passage C.
Au-delà des mécanismes cognitifs d’assimilation et d’accommodation qui permettent à tout musicien d’organiser sa réalisation musicale, la créativité musicale serait dépendante de facteurs tels que la personnalité créatrice de l’interprète, sa sensibilité et son ressenti musical, son vécu et son élan émotionnel (affect). L’imagination, l’intuition, la sensibilité esthétique de l’interprète et la nécessaire réalisation musicale que réclame l’œuvre auront pour conséquence de créer un conflit psychique (pensée divergente) musical et artistique favorisant la créativité de l’interprète ; ceci fait bien sûr référence aux conduites et émergences créatives mais également aux processus psychiques (archaïsmes) résultants de ce conflit (pensée divergente). Au sujet de l’inspiration musicale, W. Furtwaengler relate: « la loi de l’improvisation », (la) place à l’inspiration au moment du concert ou de l’exécution, exigeant « que l’artiste s’identifie à l’œuvre et à la trajectoire de son devenir »(9). Appliquée à la Sequenza I, la notion de libre arbitre correspond au choix de la durée des notes pivots, des silences, des points d’orgue, de la perception structurelle lors de l’interprétation mais aussi, lors d’un enregistrement en studio, le choix d’une ambiance acoustique, le choix des micros, de leur proximité ou non….). Cette forme de liberté, nous dit L.H. Shaffer : « réside dans l’interprétation de la structure musicale et dans l’utilisation de l’expression, ce qui inclut la modulation de la synchronisation (timing) et de la dynamique ainsi que la variation de la qualité du timbre »(10).
A. Zenatti développe, quant à elle, l’idée suivante :
« Dans la diversité d’interprétation d’une même œuvre (…) existent plusieurs structurations possibles (…) ou, selon la terminologie philosophique, des virtualités qui peuvent s’actualiser. Il serait faux de penser que l’exécutant possède une liberté complète d’interprétation. L’œuvre a une personnalité qui lui est conférée par le compositeur. L’exécution ne doit pas se superposer arbitrairement à l’œuvre ; elle doit en être un enrichissement, un approfondissement (…). »(11)
Quant à l’interactivité de l’interprète, avec le lieu, avec le public, ceci aura assurément une incidence sur le rendu musical de l'œuvre. K. Kurkela écrit ainsi que :
« dans tous les cas, l’interprète doit être conscient de son état physique et psychique, ainsi que des propriétés de l’instrument, de l’environnement acoustique et autres facteurs affectant alors le processus d’exécution ».(12)
Dans cette étude sur la créativité de l’interprète, son rôle, lors de sa traduction de l’œuvre, se traduirait par une démarche active tant sur le plan spatio-temporel, artistique, psychique qu’affectif. M. Biget (13) développe l’idée que cette dimension spatio-temporelle, alors repérable dans l’espace, fait référence à la partition suivie du « geste second » de l’interprète qui « concrétise l’espace sonore que commande la sémiotique de la partition » ; elle précise également que l’imbrication « de lignes et de masses dans un système cohérent où chaque donnée volumétrique se situe au sein d’un tout et y remplit une fonction précise ». Cette notion se trouve être essentielle chez l’interprète qui se doit d’intégrer ces notions d’espace et de temps liés au déroulement dans sa retraduction musicale. Dans la Sequenza I pour flûte traversière, la recherche d’un discours harmonique sur un instrument monodique, ainsi que la concentration sonore, les multiples transformations et alternances de motifs, font référence à cette dimension spatio-temporelle, en incitant l’interprète à développer une polyphonie, à la fois explicite et implicite, réelle et virtuelle. L’interprète apparaît dès lors comme étant un formidable dynamisateur vectoriel de l’œuvre, lors de sa restitution sonore. Etant à même de contrôler le flux auditif, il saura aller plus ou moins vite, créer des espaces de respirations supplémentaires procurant une respiration organique à l’œuvre lorsqu’il prolonge la longueur d’un point d’orgue et permettant de libérer les tensions que forme chaque grappe sonore (regroupements de notes) lors du déroulement temporel de l’œuvre ; l’image timbrale résultante se trouve être, de fait, modifiés e sous son action. Son rôle est, de fait, primordial. J.-L. Leroy(14) développe l’idée que l’interprète:
« est sollicité comme collaborateur pour renseigner sur les structures musicales ou associé à l’étude des processus cognitifs « en temps réel ».
M. Imberty ajoute(15) que l’interprète filtre « la structure intentionnelle de l’œuvre » ; la présence d’affects de vitalités, de schèmes de tension et de détente permettent alors de « distinguer une interprétation d’une simple exécution musicale ». C. Prost envisage l’interprète sous un autre angle, celui de révélateur épistémologique. Il relate alors qu’il est « sommé d’intégrer les techniques de l’analyse pour « rendre justice aux œuvres » qu’il donne à entendre ».(16)
La présence de ces deux versions originales de la Sequenza I pour flûte traversière (1958 ; 1992) témoigne, en quelque sorte, de la démarche du compositeur de mettre en avant un discours oscillant entre liberté et rigueur, permettant à l’interprète de développer sa propre créativité musicale. Ceci se retrouve également dans sa dialectique axée sur un geste à la fois rigoureux et adaptable à la technique instrumentale de chacun. Dans cette œuvre, L. Berio concevait le fait d’abandonner toute rigueur définitive, accordant alors aux interprètes certaines libertés durant leur traduction musicale de l’oeuvre. L’on sait également, à travers sa correspondance, que le compositeur acceptait les différentes réalisations musicales qui lui étaient délivrées ; le propos compositionnel étant, entre autre, de soumettre aux interprètes une forme d’improvisation écrite. Force est de constater que ces trois enregistrements ont révélé trois interprétations très différentes, laissant émerger divers aspects de créativité caractérisant chacune d’entre elles.
Dans le cadre de ces trois versions, elle puiserait sa source dans la capacité à gérer une extrême virtuosité, à la fois intellectuelle et instrumentale. Il s’agit, rappelons-le, d’un discours dont le langage est novateur, complexe dans sa compréhension, difficile dans son appropriation et virtuose dans sa restitution sonore. La créativité est alors perceptible dans la manière dont les interprètes organisent leurs phrases musicales (cf. écriture rythmique en notation dite « proportionnelle ») lors du déroulement temporel de la pièce, permettant alors de libérer le dynamisme caché de l’œuvre, de mettre en valeur le vecteur dynamique et la macro structure de l’œuvre. Ainsi, cette capacité qu’a l’interprète à structurer un discours non tonal (mélodique et polyphonique) permet l’émergence de la forme organique de l’œuvre. Rappelons que l’oeuvre en question est alors en totale rupture avec la notion de tradition, tant au niveau du langage que du discours musical et instrumental. Tous ces éléments apparaissent, bien évidemment, déterminants quant au résultat sonore et au rendu musical de la pièce, concourant à favoriser, positivement ou négativement l’émergence de la créativité de l’interprète lors de sa traduction sonore.
Cette réflexion sur la créativité musicale de l’interprète, lors de sa traduction d’une œuvre instrumentale au langage musical non tonal, issu de la fin des années 50, saura apporter au lecteur, nous le souhaitons, des éléments de compréhension à un sujet qui passionne autant les musiciens que les compositeurs, les psychologues, les musicologues et les chercheurs.
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