L’interprétation comme lecture ?
L’exemple des annotations et commentaires d’une partition par Pierre-André Valade
Nicolas Donin & Jacques Theureau, équipe Analyse des pratiques musicales, Ircam/CNRS

III – « Lecture » et « analyse musicale », à partir de descriptions locales de la partition par Pierre-André Valade

Nous avons présenté dans la partie précédente deux exemples de relecture et un exemple de traces de lecture/écriture. Nous allons insister ici, toujours à travers des exemples, sur les descriptions opérées par le chef d’orchestre de passages de l’œuvre lors de sa préparation et lors de ses répétitions. On ne saurait déterminer de façon trop précoce si ces descriptions relèvent ou non d’une sorte d’analyse musicale – ni, de même, s’il est nécessaire, pour les caractériser, de distinguer définitivement entre une analyse musicale secrétée par le travail de l’interprétation (mais habituellement implicite dans sa majorité) et une analyse musicale radicalement autonome (donc précisément disjointe des savoirs et situations pratiques telles que la préparation et la réalisation d’une exécution).

Les deux premiers exemples constituent des descriptions de passages de la partition, associées à des images, qui sont transmises par P.-A. Valade aux instrumentistes durant les répétitions. Les deux exemples suivants permettront d’interroger la genèse et les limites de ces descriptions.

P.-A. Valade utilise, face à la première occurrence d’un trait d’écriture particulier présent dans plusieurs passages de Quatre chants…, une comparaison imagée entre variation de dynamique musicale et variation de luminosité d’un phare maritime. Cette description locale lui vient spontanément à l’esprit dans la mesure où elle constitue pour lui une ressource mobilisable en répétition :

page 18

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Cette description apparaît donc purement opératoire : elle vise davantage à garantir la juste réalisation d’un passage qu’à rendre compte d’un fait musical significatif dans le texte musical – même si elle le fait aussi.

Le chef d’orchestre, pour rendre compte verbalement d’un passage de la partition, utilise donc indifféremment des termes techniques musicaux ou bien des images telles que celle du phare ; s’il peut différencier son usage des deux modalités de description, les deux ne sauraient s’exclure mutuellement au sein d’un même discours. La différence entre des propos orientés vers l’exécution et des propos déconnectés d’elle n’est donc pas déterminable sur la simple base du vocabulaire utilisé. Cette complémentarité entre vocabulaire technique de la musique et expressions imagées ne recouvre donc pas un versant « objectif » et un versant « subjectif » du rapport à la partition – pas plus d’ailleurs qu’elle ne le fait au sein de discours analytiques explicitement autonomes et scientifiques, comme l’a montré Marion Guck dans un article fameux sur l’usage d’images et de fictions narratives dans les analyses musicales à forte prétention objectivante (Marion A. Guck : « Analytical Fictions », Music Theory Spectrum, vol. 16, n° 2, 1994, p. 217-230).

Dans certaines de nos données, la distinction pourrait sembler plus nette entre des descriptions de la partition relatives à une situation de répétition, qu’elles la visent ou y participent, et des descriptions non tributaires de cette sorte de situation. Ainsi de la façon dont, abordant le début du premier mouvement, P.-A. Valade nous en donne une description générale, considérant les deux premières pages et citant les premières mesures pour préciser son propos :

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La description passe progressivement d’une image (la descente aux enfers) à une métaphore (des vagues descendantes) puis à une localisation note à note. Il pourrait sembler s’agir davantage d’une représentation globale propre au chef, verbalisée à l’intention des chercheurs, que d’une analyse immédiatement utile à la direction des musiciens. Pourtant, cette description s’avère bientôt équivalente (ou du moins rattachable) à une anticipation d’événements et d’actions de direction d’orchestre durant les répétitions, découlant de cette description associée à une image.

Valade poursuit en effet :

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Impossible, donc, de savoir sur la base d’une telle description si l’expérience des pizz difficiles à mettre en place est première ou si c’est la considération « analytique » de cet aspect de la partition qui avait initialement induit une attention particulière au phénomène lors de répétitions plus anciennes.

Les descriptions par le chef d’orchestre peuvent porter sur des relations plus globales entre des éléments et/ou paramètres de la partition. C’est le cas dans cet exemple :

pages 42 - 43 - 44

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L’idée analytique consistant à établir une analogie entre les variations rythmiques et instrumentales du motif de trois notes et les variations numériques du texte poétique émerge dans la situation de relecture (et de verbalisation de la relecture induite par notre présence). On peut considérer que l’extrait vidéo qui précède témoigne de la genèse d’une idée utile pour la répétition – idée comparable en cela aux descriptions des exemples précédents. De fait, lors de la première répétition partielle, deux semaines après cette séance de relecture, P.-A. Valade a parlé aux musiciens du caractère énumératif du texte, en relation avec l’énumération de motifs similaires.

La lecture de la partition par le chef est donc partiellement convertible en éléments d’analyses musicales, soit qu’elle fournisse des points de vues et des opérations pouvant intéresser l’analyste, soit qu’elle procède elle-même localement d’une démarche analytique distincte des finalités directes de l’exécution.

Dans ce cadre, un cas particulier d’analyse par le chef doit être mentionné, qui constitue un élément important de la tradition orale d’interprétation mais aussi une limite potentielle de l’analyse musicale (en tant que production de faits par la verbalisation et la désignation d’éléments et de relations d’un texte musical). Le chef est fréquemment amené à simuler diverses façons d’exécuter la partition en relation avec des postures interprétatives alternatives face à un passage donné. Ainsi d’une remarque sur la structuration rythmique de la berceuse, débouchant sur un exemple chantonné et sur la battue de plusieurs pages successives – sorte d’analyse par l’exemple :

pages 124 - 125

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Le chantonnement permet d’exemplifier rapidement des types alternatifs d’exécutions, rattachés à la compréhension plus ou moins bonne de la lettre du texte musical. Ce chantonnement successif de deux possibilités interprétatives est primairement une technique de prescription de l’interprétation, mais elle est ici mise en relation avec une approche analytique de « tout le système » de la Berceuse, à travers sa première mesure.

Cet exemple d’analyse largement non verbale dans sa formulation ne saurait cependant venir à l’appui d’une thèse sur l’autosuffisance de ce type de formulation d’une phrase musicale – sur son ineffabilité. Car, à une question que nous lui posions sur l’impossibilité d’expliciter verbalement le phénomène ainsi exprimé, P.-A. Valade nous a montré qu’il lui était tout à fait possible d’expliciter la même chose par le langage – la seule différence étant d’économie d’expression : en situation de répétition, étant donnée la culture experte partagée par le chef et les musiciens, il sera beaucoup plus efficace d’indiquer un exemple que de formuler une explication analytique verbalement.

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