La répartition spectrale comme vecteur formel dans la Klavierstück n.11 de Stockhausen

Didier Guigue, Ernesto Trajano de Lima

1. Le «filtrage» spectral, métaphore pour l'analyse des structures harmoniques

Stockhausen (1928), dans ses "Conversations" avec Jonathan Cott, a soutenu que "la Klavierstück n.11 n'est rien d'autre qu'un son, où les partiels, les formants sont organisés selon des règles statistiques (...)" [1]. L'engendrement de transformations fondées sur des «critères formels statistiques» est un concept que Stockhausen présente pour la première fois en public lors d'une conférence sur Debussy [2]. Ces critères, parmi lesquels l'auteur énumère, en la circonstance et parmi d'autres, la densité, le registre, le champ d'amplitudes, la vitesse relative des sons et la couleur sonore, constituent un ensemble de dimensions par lesquelles s'instaurent des rapports structurels entre les divers moments de la Klavierstück. À titre d'exemple, l'évaluation des densités relatives de chacun des «groupes» qui constituent la pièce [3] produit une courbe montrée ci-dessous (fig. 1) qui confirme une stratégie d'individualisation sonore, du fait que la densité fonctionne comme un vecteur d'oppositions plus ou moins prononcées entre les unités sonores.

Histogrammes des densitées relatives
Fig. 1: Histogrammes représentant la densité relative de chaque groupe [cf. note 3 pour l'explication des valeurs représentées].

Le présent exercice d'analyse se propose d'investir l'œuvre à partir d'un autre critère, celui de la répartition spectrale [4]. Sans chercher à remonter aux règles « statistiques» auxquelles le compositeur aurait éventuellement fait appel, nous souhaitons montrer que cette pièce pour piano est une succession de structures spectrales complexes, dont la configuration détermine chacun des dix-neuf groupes qui la segmentent.

Œuvre séminale dans la littérature pour piano du XXe siècle, cette pièce, de 1956, se place aux côtés de la Troisième Sonate (1957) de Pierre Boulez (1925) comme paradigme historique d'«œuvre ouverte», très en vogue dans les années cinquante-soixante. L'analyse qui suit suppose connus du lecteur aussi bien l'œuvre en soi que les concepts théoriques fondamentaux du compositeur, ainsi que ceux qui ont présidé à la réalisation de cette œuvre en particulier [5]. Elle est basée sur le concept de spectre, entendu métaphoriquement comme une structure qui renvoie aux principes de distribution des sons selon une échelle de type logaritmique basée sur l'existence d'une hauteur fondamentale et ses partiels, ou harmoniques, successifs. La contrainte de cette prémisse est que toutes les notes présentes dans une structure musicale doivent avoir un rapport harmonique quelconque avec la fondamentale de référence établie pour la structure.

Pour cette analyse, nous avons considéré seulement la structure achronique (i.e. hors-temps) des «groupes», qui constituent les unités sonores dont le pianiste va devoir organiser la succession dans le temps. La structure achronique est obtenue au moyen de la réunion de toutes les hauteurs de chaque groupe au point zéro du temps. Par conséquent, ne seront pris en considération, ni la localisation de chaque note au sein du groupe -- leur position respective sur l'axe du temps -- ni leur durée. Ceci bien entendu ne signifie pas que ces dimensions, d'ordre diachronique, ne soient pas pertinentes pour une analyse structurelle basée sur un modèle spectral, bien au contraire. Il s'agit à peine ici, en l'occurrence, d'une réduction effectuée dans un but méthodologique. De plus, on a choisi de ne pas considérer les variables du parcours qui ont été laissées par le compositeur au libre-arbitre de l'interprète, et qui agissent sur la durée globale de chaque groupe, le type d'articulation, et le volume sonore.

La segmentation et classification des groupes utilisés dans cette analyse est celle réalisée par Konrad Boehmer, citée in Claude Hellfer [6]. Le musicologue allemand constitue six familles (A, B, C, D, E, et F) en fonction de la durée relative approchée des groupes. Celle-ci est estimée par le nombre de croches que chaque groupe contient, de la manière suivante [Tableau 1].

Tableau 1: Les six "familles" des "Groupes" de la Klavierstück, selon Boehmer (1967) apud Helffer (1993)
Famille N. croches
A 3
B 6
C 10
D 15
E 21
F 28

Ce critère classificatoire est sujet à caution, mais ce n'est pas notre propos que d'engager une discussion là-dessus dans cet article, car cet aspect n'a pas d'incidence directe sur notre objectif. Nous distinguerons dans ce texte les membres d'un groupe par un entier accolé à la lettre du groupe, i.e. A1, A2, etc. Les variantes des groupes -- celles qui doivent être jouées quand un groupe est éventuellement répété -- sont signalées par la lettre B apposée à l'étiquette, i.e. A1B. Ces variantes consistent pour l'essentiel en des transpositions à l'octave supérieure des parties les plus aiguës et/ou des transpositions à l'octave inférieure des parties les plus graves.

Le plan ci-dessous devrait faciliter l'identification des groupes pour les lecteurs qui ont la partition en mains [7]. Il reproduit approximativement leur disposition spatiale telle qu'elle figure dans la partition, avec les conventions d'étiquetage que nous venons d'établir.

Plan de la disposition des groupes
Fig. 2: Plan de la disposition des groupes constituant la Klavierstück, selon la partition originale, avec notre étiquetage.

2. Les fondamentales apparentes des 19 groupes

Le tableau 2 montre un relevé des notes les plus graves observées pour chaque groupe. On les appelle "fondamentales apparentes" dans le but de ne pas préjuger de la structure spectrale réelle du groupe, qui, parfois, comme on le verra, renvoie à une fondamentale inférieure à cette note grave. Dans ce cas, on qualifiera celle-ci de "virtuelle".

Tableau 2: Les groupes classés par "fondamentale apparente".
Fond. Groupes
La B2, C1, C3, D4B, E2 (cluster final), E2B, F2, F3B
La# A3, D4, F1
Si  
Do F3
Do# A4
B3, D1, D2
Ré# B1
Mi  
Fa A1, C2, E2
Fa# E1
Sol A2, D3
Sol# A2 (partiellement)

Ce tableau met en évidence la prédominance du La comme fondamentale apparente la plus fréquente. Il ne fait pas de doute qu'il ne s'agit pas d'une coïncidence, puisque c'est la note la plus grave du piano. Pour cette raison, c'est celle qui est susceptible de produire les spectres harmoniques les plus riches et les plus complexes, y compris par le biais de la résonance par sympathie de l'ensemble des cordes dans la table d'harmonie de l'instrument. Ceci montre que le compositeur a souhaité tirer plein parti des propriétés acoustiques du piano. Par contre, Mi et Si sont totalement absents de cette collection de "fondamentales", peut-être pour éviter une polarisation de quintes qui pourraient induire des relations pseudo-tonales, ou au moins consonantes, autour du La. Observons également que quelques groupes ne présentent ce La grave qu'à l'occasion de leur répétition (variante "B").

3. Exemples de «filtrage» harmonique

3.1 A1 et A1B

Le contenu achronique de A1 (fig. 3) peut être interprété comme une structure harmonique dont la fondamentale serait Fa-1. Elle commencerait de fait sur le 8ème harmonique (quatrième octave de la fondamentale, c'est-à-dire Fa2) et serait filtrée par un "peigne" (comb-filter) dont le taux d'échantillonnage (c'est-à-dire l'intervalle entre les "dents" du "peigne") serait la tierce (majeure ou mineure).

Structure achronique de A1
Fig. 3: Structure achronique de A1 (g.), révélant un filtre harmonique de tierces (d.).
Légende: notes en forme de croix (x): composants harmoniques absents du groupe; notes en forme de losange: résonances, en conformité avec les conventions de la partition originale.


Exemple 1 : groupe A1. Cf. fig. 5 pour l'extrait de la partition

Cette technique de filtrage en forme de "peigne" peut être illustrée avec des sons de synthèse. Partant de la structure harmonique intégrale, en prenant le Do#6, note la plus aiguë de A1, pour limite supérieure, on élimine dans un deuxième temps les hauteurs correspondantes à l'action filtrante du peigne, pour ne laisser finalement apparente que la structure achronique effective.


Exemple 2 : synthèse du filtrage harmonique

L'interprétation selon le peigne de tierces, cependant, néglige deux notes, le Fa# résonant et le mi (cf. fig. 3, g.). Celles-ci ont été "artificiellement" rajoutées à une structure, laquelle, si l'on s'en tient au modèle harmonique, ne devrait pas les contenir, à l'endroit où le compositeur les a placées. Pour les intégrer, cependant, il suffit en fait de les faire "descendre" respectivement d'une et deux octaves, lieu où on les trouve naturellement dans le spectre. C'est ce que l'on montre fig. 4.

Groupe A1
Fig. 4: A1, analysé à partir du spectre harmonique.
Légende: notes en forme de croix (x): composants harmoniques absents du groupe; notes en forme de losange: résonances, en conformité avec les conventions de la partition originale; les lignes droites en gras signalent des séquences de composants absents entre deux composants présents; les liaisons montrent des composants harmoniques transposés vers le grave; valeurs en noires: ces harmoniques transposés; le Fa-1 (troisième système) représente la fondamentale "virtuelle" de la structure.

On le voit, ces transpositions n'affectent que les notes Mi et Fa#, voisines immédiates de la fondamentale Fa. On peut y voir l'intention d'affaiblir, de brouiller la sensation harmonique de la structure par la création d'un bruit autour de la note qui devrait polariser la consonance.

La variante A1B est une transposition partielle de A1, qui consiste à exécuter les indications d'octave entre parenthèses dans la partition (fig. 5).

Variante A1B
Fig. 5: groupe A1, et variante A1B (signes d'octaves entre parenthèses).
© Copyright 1957 by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 12654.

L'examen de sa structure achronique (fig. 6, g.) permet de constater que cette double transposition, par laquelle son ambitus augmente d'une octave de part et d'autre de la tessiture originale, a pour résultat une complète reconfiguration du spectre et des rapports à la fondamentale (fig. 6). Cette redistribution des sons dans un espace agrandi engendre, en particulier, un notable creux dans le spectre -- entre Mi2 et Fa#4, qui n'est plus qu'occupé que par des résonances -- et déplace le formant principal vers l'aigu. A1B, cependant, conserve des rapports de similarités avec son modèle A1 au moyen de la conservation intégrale de sa structure rythmique.

Structure achronique de la variante A1B
Fig. 6: Structure achronique de la variante A1B, et son analyse harmonique (comparer avec la fig. 4).
Légende: cf. fig. 4.

3.2 C1 et C1B

On vérifie le même genre de transformation dans la majeure partie des variantes, puisque presque toutes sont basées sur l'éclatement de la tessiture en même temps vers le haut et vers le bas, sans ajout de notes supplémentaires. A titre d'exemple, la fig. 7 montre le groupe C1/C1B avec leurs structures achroniques comparées. L'opération de transposition simultanée dans les deux sens provoque un immense vide au centre du spectre de C1B (entre le Sol#2 et le Do5), comme on le voit bien dans la figure.

structures achroniques du groupe C1/C1B
Fig. 7: structures achroniques du groupe C1/C1B.
© Copyright 1957 by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 12654.


Exemple 3 : groupe C1.

3.2 A2

Structure achronique de A2
Fig. 8: Structure achronique de A2, et son analyse harmonique à partir de deux fondamentales virtuelles. Légende: cf. fig. 4.

Groupe A2

Exemple 4 : groupe A2.

© Copyright 1957 by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 12654.

Le groupe A2 est quant à lui le résultat d'un filtrage alterné du spectre harmonique de deux fondamentales virtuelles, Sol1 et Sol#0. Le filtrage consiste à éliminer du spectre de Sol tous les partiels au-dessous de l'harmonique 8, en mettant à leur place quelques partiels du Sol# (harmoniques 8, 11 et 12) (fig. 12). On retrouve ici une stratégie déjà constatée dans le groupe A1, qui consiste à faire obstacle à une perception claire (et par conséquent consonante) des premiers harmoniques d'une structure spectrale choisie (en l'occurrence, les harmoniques de Sol), au moyen de l'introduction d'éléments étrangers qui se trouvent en rapport de demi-ton avec le composant naturel et attendu du spectre (ici, les harmoniques de Sol#). Le résultat, bien entendu, produit un grand battement acoustique. A partir du Sol4, le spectre de Sol occupe le restant de la structure, malgré le fait que les derniers sons puissent être attribués autant à Sol qu'à Sol#, comme on le voit fig. 8.

Ces exemples ont pour but de montrer que le concept de filtrage, emprunté à la technique du traitement numérique du son, peut constituer un outil intéressant pour expliquer les processus de génération des structures achroniques dans la Klavierstück, en même temps qu'elle est cohérente avec les théories spectrales contemporaines du compositeur lui-même.

4. Analyse comparée de groupes apparentés

Dans cette deuxième section, nous analysons quelques groupes qui partagent la même fondamentale apparente, dans le but de mettre en évidence, le cas échéant, d'autres caractères qui les rapprochent.

4.1 A3, D4 et F1

structures achroniques de A3, D4 et F1
Fig. 9: structures achroniques de A3, D4 et F1, avec indication de leurs fondamentales virtuelles. Les bandes verticales indiquent que toutes les hauteurs chromatiques sont présentes. L'indication de transposition "29vb" (4 octaves au-dessous) vaut pour toute la portée.

Outre la note fondamentale, La#, les trois groupes présentent en commun une bande continue de fréquences (cluster) dans la région la plus aiguë de leur structure. Pour obtenir par des moyens harmoniques une bande continue de fréquence, il est nécessaire que la fondamentale soit extrêmement grave, étant donné que ce n'est qu'à partir du seizième harmonique que l'on commence à avoir une certaine continuité sonore -- 16 sons différents dans l'espace d'une octave. La présence de bandes continues dans les registres graves (principalement dans les unités D4 et F1) nous a donc obligés à déduire des fondamentales, qui, si elles se situent bien en deçà des limites de l'audition humaine (la-2, environ 7 Hz, pour A3 et D4, et la-3, environ 3,5 Hz, pour F1), n'en sont pas moins parfaitement congruentes au système compositionnel de Stockhausen à l'époque, lequel, on le sait, intégrait dans une seule dimension fréquentielle hauteurs, durées et forme à grande échelle [8].

Quant aux différences entre les trois groupes, le plus intéressant sans doute est la progression vers le grave du formant principal: à mesure que l'ambitus de la bande continue descend (en même temps, d'ailleurs, qu'elle étend ses limites), la tessiture globale du groupe descend également. Parallèlement, l'intervalle entre la première note (réelle) et la seconde augmente. Enfin, il faut noter l'évolution de l'importance du centre acoustique La#: d'abord plutôt dilué et "perturbé" dans A3, à cause de la présence dans la première octave de la dissonance La#1-Do2-Sol#2, il transparaît de forme plus distincte en D4, quand le la#1 se trouve mieux isolé, pour finalement dominer sans plus aucune ambiguïté dans F1, formant les limites inférieures et supérieures, aussi bien du groupe comme un tout, que de la bande continue elle-même.

D'une manière générale, on peut encore souligner que A3, le groupe le plus court et le plus "simple", en termes de structure diachronique (cf. fig. 10), présente la structure harmonique la plus complexe, la moins "naturelle". Par contre, D4 et F1, de durée bien plus longue et structure diachronique bien plus complexe, sont constitués de structures achroniques relativement rudimentaires, où prévaut une bande continue indifférenciée de fréquences, au-dessus d'une fondamentale isolée.

Groupe A3
Fig. 10: Le groupe A3.
© Copyright 1957 by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 12654.

4.2 B2, C1, C3

Outre la fondamentale apparente commune, ces trois groupes offrent l'intérêt de constituer une progression en termes de durée relative et de densité proportionnelle de faits sonores (fig. 11).

Groupes
Fig. 11: B2, C1 et C3.
© Copyright 1957 by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 12654.


Exemple 5 : groupe B2.


Exemple 6 : groupe C1.


Exemple 7 : groupe C3.

La fig. 12 montre que le contenu achronique des trois groupes peut être déduit d'un processus de filtrage sélectif d'une structure spectrale virtuelle M. Cette structure ne se trouve pas in extenso dans la partition, mais F3, la structure la plus complexe de la pièce, présente tout de même 43 des 49 sons qui la constituent

Le spectre harmonique de B2, C1 et C3
Fig. 12: Le spectre harmonique de B2, C1 et C3 peut être fondé sur une matrice harmonique filtrée virtuelle M (en haut).
Légende: les connections verticales en gras soulignent les composants harmoniques qui sont permanents d'un groupe à l'autre. Les lignes obliques montrent des oscillations dans la fréquence d'un composant (± 1/2 ton en plus ou en moins), caractérisant par conséquent une micro-variation de hauteur; parfois un composant harmonique "pur" est "contaminé" par l'aggrégation de "parasites"; ceci est également montré par les connexions obliques: par exemple le Do3 dans B2 et C1 se transforme en un aggloméré Si2-Do3-Do#3 dans C3. Les lignes en pointillé (dans la région aiguë) signalent des transpositions à l'octave supérieure.

Cette réduction met en évidence la parenté harmonique des trois groupes. Les nombreux composants harmoniques constants entre eux forment un noyau de stabilité sonore, en même temps qu'ils contribuent à leur attribuer une similarité sonore mutuelle. Une simulation par sons de synthèse rend clair le fait que les structures achroniques des trois sonnent comme des variations sonores les unes des autres.


Exemple 8 : une synthèse des structures spectrales des groupes B2, C1 et C3, enchaînées

Certains harmoniques subissent de petites oscillations de fréquence: par exemple, le Si3 dans B2, après s'être transformé en résonance dans C1, glisse vers le La#3 en C3; le Do4 de C1 monte d'un demi-ton en C3 pour aboutir au Ré dans B2; le Sol4 dans B2 monte vers le Sol# dans C1, puis revient au Sol dans C3. D'autres sont légèrement "parasités", introduisant des bruits dans les structures locales: le Fa#2 dans B2 et C3, le Do3 dans C3, le Si4 dans C3, etc.

On constate, dans les trois groupes, une raréfaction de la densité du spectre dans la région centrale du piano, facteur compositionnel important que nous avons déjà relevé dans d'autres groupes, et qui, s'il devait être vérifier dans des proportions plus significatives, pourrait constituer une bonne partie de la "signature" sonore de la pièce comme structure spectrale. D'un autre côté, sous ce même aspect, C1 se distingue par sa basse densité relative de composants (également clairement visible dans la partition).

On observe finalement une ouverture progressive et oblique du filtre: tandis que la fondamentale reste fixe, le spectre harmonique s'ouvre progressivement vers l'aigu: Si6 pour B2, Ré7 pour C1, et Sol7 pour C3. Cette expansion offre une intéressante corrélation avec l'expansion simultanée de la durée relative des groupes, ainsi que de la densité de faits sonores. On peut peut-être porter le crédit de cette corrélation, à nouveau, sur le compte de la théorie harmonique du temps musical formalisée à l'époque par le compositeur.

5. Conclusion

L'analyse partielle que nous venons de réaliser produit de clairs indices qu'il est possible de vérifier in situ les assertions du compositeur, que nous avons rappelées au début de cet article. A savoir, que les groupes ont été pensés en termes de structures harmoniques complexes, et que les processus de variation ou transformation qui leurs ont été appliqués ont été régis par des stratégies compositionnelles inspirées par le travail sur la matière acoustique brute, comme le pratiquaient à l'époque aussi bien les compositeurs de musique "électronique" -- entre lesquels, bien entendu, Stockhausen lui-même -- que ceux de musique "concrète". Les groupes qui constituent la Klavierstück n. 11 sont des objets sonores acoustiquement sculptés, et les variations (pseudo) infinies de leur organisation séquentielle, laissées en partie au libre-arbitre de l'interprète, ne sont autre que l'abstraction d'un travail de variation toujours rénovée sur la matière sonore en soi.

Crédits

La publication des extraits des partitions est été gracieusement autorisée par Universal Edition. Les exemples de synthèse sonore ont été réalisés par Didier Guigue. Les extraits de l'œuvre proviennent de l'enregistrement de Herbert Henck: Klavierstück XI. In PIANO ARTissimo, Piano Music of Our Century. Wergo WER 6223-2, 1992.