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Classement des UST

Une fois que les UST ont été nommées et décrites, s’est posé assez rapidement le problème du regroupement d’UST. La première approche a consisté à s’intéresser au détail des caractéristiques morphologiques et sémantiques. Le classement selon les caractéristiques permet de viser plusieurs objectifs qui ont déjà été relevés par Jacques Mandelbrojt et Marcel Frémiot(1). Il s’agit d’accéder à une meilleure appréhension des unités sémiotiques temporelles sous forme de table ou de hiérarchie, d’ouvrir des possibilités de recherche en s’interrogeant sur des configurations de paramètres inédites, de disposer d’un outil facilitant l’utilisation des UST pour l’analyse musicale, voire peut-être aussi de stimuler la création musicale par l’étude des similitudes ou des oppositions sémantiques entre les UST(2).

Cependant, si les caractéristiques morphologiques et sémantiques apportent des éléments de précision sur les qualités respectives des UST, elles ne permettent pas de dégager de façon immédiate et satisfaisante(3) un classement des UST. Il est apparu assez vite que, suivant les caractéristiques choisies, les regroupements des UST faisaient percevoir sous un nouvel angle leurs propriétés, mais ouvraient plus de questions qu’ils ne donnaient de réponses. L’UST Chute a, par exemple, de nombreux critères morphologiques et sémantiques communs avec l’UST Elan et l’UST Freinage. Mais peut-on pour autant les regrouper en une entité conceptuelle supérieure ?

Pour simplifier l’utilisation des tableaux de caractéristiques, le MIM a eu recours à l’outil informatique et a proposé, dans un CD-ROM(4), un programme de sélection permettant différents tris selon les caractéristiques. L’utilisation courante en est aisée et particulièrement efficace. Mais il demeure une certaine difficulté liée à l’interprétation subjective de certaines caractéristiques. En effet, si les notions, par exemple, de durée (délimitée ou non dans le temps) ou de mouvement (avec ou sans déplacement) sont des caractéristiques faciles à appréhender, même pour des non-musiciens, en revanche, celles d’énergie (convertie, maintenue, accumulée ou retenue) ou de phase (dont le nombre peut varier pour une UST donnée), rendent parfois délicat le choix par critères. En d’autres termes, l’utilisation de l’informatique recentre la difficulté de l’appréhension des UST sur la définition même des caractéristiques.

Un obstacle s’ajoute à ces considérations : il s’agit des nuances accordées aux valeurs des caractéristiques. En effet, les caractéristiques des UST ne sont pas de simples paramètres booléens(5) mais des paramètres aux options multiples. Ainsi, une caractéristique qui peut sembler élémentaire, comme le critère de réitération, peut prendre la valeur « avec répétition », la valeur « sans répétition », mais aussi la valeur « avec parfois une répétition » (comme c’est le cas pour l’UST Stationnaire, qui peut adopter plusieurs configurations morphologiques, dont l’une est cyclique).

Afin d’affiner, voire de modifier, la grille actuelle d’analyse des UST, le MIM s’est orienté vers des méthodes d’appréciation rigoureuses. Des recherches sont actuellement menées pour approcher d’une meilleure connaissance les UST à partir des caractéristiques. Dans un premier temps, ont été constituées des structures hiérarchisées à l’aide de treillis de Galois, qui permettent de situer chaque UST comparativement aux autres, selon des descripteurs partagés ou non(6). Une autre voie de recherche concerne des calculs de similarité sémantique basés sur une décomposition en valeurs singulières à partir d’analyses vectorielles de type LSA(7). Les premiers résultats de ces analyses semblent montrer que les descripteurs ne sont pas suffisants pour discriminer les différentes UST (par exemple, les UST Obsessionnel et Qui tourne ne présentent aucune différence). Les regroupements opérés à l’aide des treillis de Galois proposent des solutions conceptuellement valables, mais qui ne semblent pas, à l’heure actuelle, satisfaire pleinement les compositeurs du MIM dans leur pratique quotidienne. Les tableaux proposés par le MIM(8), déclinant les UST suivant leurs caractéristiques, font pointer du doigt le long chemin qui reste à parcourir et posent, en arrière-plan, la question de la pertinence du nombre et du choix de ces critères(9). Sur ce point, les membres du MIM restent, bien sûr, très prudents.

Une autre approche, que l’on pourrait qualifier d’approche sémiotique globale, consiste à opérer des regroupements, non pas basés sur une déclinaison des différents paramètres des UST, mais sur des catégories de mouvements temporels répertoriés à partir des fiches descriptives des UST. Nous avons entrepris ce classement à partir des fiches de description des UST, selon une démarche conceptuelle, afin de faciliter l’apprentissage des UST dans le cadre d’un enseignement universitaire destiné à un large public (musiciens, comme non-musiciens).

Dans un premier temps, deux catégories d’évolutions temporelles ont été distinguées : il s’agit des UST de type variant (celles dont la temporalité se caractérise par une variation, une progression avec changement) et les UST de type invariant (celles qui, malgré leur développement intérieur, ne changent pas d’état, ne se manifestent globalement par aucune évolution). Il semble indéniable que la dynamique temporelle musicale s'exprime par des relations d'opposition et de similitude qui conjuguent les notions de « variant » et d’« invariant »(10). Bien sûr, en musique, l’invariance n’est jamais complète car tout événement perçu dans le présent s'inscrit en continu dans notre cerveau et alimente notre vécu (le même n’est jamais à l’identique). Sur le plan structurel, « variant » et « invariant » sont deux concepts permettant de caractériser les charpentes sur lesquelles sont construites les principales formes traditionnelles de la musique(11).

Au regard des fiches descriptives des UST, on peut regrouper les invariants en trois sous-catégories selon les procédés par lesquels l’invariance se révèle. Il y a en premier lieu l’invariance par répétition, pour laquelle c’est la réitération, sous différentes formes, qui produit l’invariance (Par vagues, Qui tourne et Obsessionnel). L’invariance peut également être provoquée par une matière sonore qui reste globalement constante, comme en stagnation (En suspension, Stationnaire et En flottement). Enfin, un certain désordre sonore peut engendrer, du fait du manque d’organisation des sons, un état temporel invariant par effet chaotique (Sans direction par divergence d’information et Sans direction par excès d’information).

Les UST de type variant, qui produisent un sentiment d’évolution, de progression, peuvent également être déclinées en trois sous-catégories. Tout d’abord celles dont l’évolution temporelle est régulière, uniforme (Qui avance, Trajectoire inexorable et Lourdeur). D’autres UST concernent les évolutions temporelles caractérisées par une opposition de forces : l’évolution est contrariée (Sur l’erre, Freinage, Etirement et Qui veut démarrer). Enfin, on peut réunir les UST dont la variation provient d’un équilibre rompu, d’un bouleversement présentant deux phases en rupture (Chute, Elan, Contracté-étendu et Suspension-interrogation).

Ce classement est résumé dans le tableau suivant(12) :

INVARIANTS

Invariants par répétition

Par vague

Mouvement de flux et de reflux régulier qui propulse en avant, puis se laisse porter.

Qui tourne

Répétition cyclique et régulière, avec accélération dans chaque cycle donnant l’impression d’un mouvement de rotation.

Obsessionnel

Répétition mécanique au caractère insistant.

Invariants par stagnation

En suspension

Formule lente réitérée provoquant un sentiment d’attente et de tension (ici, ce n’est pas la réitération qui caractérise l’invariance, mais l’effet d’attente qu’elle génère).

Stationnaire

Structure sonore continue, immobile et sans tension.

En flottement

Evénements sonores ponctuels assez lents, sans formation de structure, produisant un état globalement stable et sans tension.

Invariants par effet chaotique

Sans direction par divergence d’information

Succession incohérente d’informations sonores différentes.

Sans direction par excès d’information

Densité surabondante des informations sonores, provoquant un sentiment de saturation.

VARIANTS

Variants à évolution uniforme

Qui avance

Progression dont l’activité motrice renouvelée porte en avant de façon régulière.

Trajectoire inexorable

Processus orienté dans une direction et dont l’évolution est prévisible.

Lourdeur

Formule lente dont la répétition irrégulière donne l’impression d’une difficulté à avancer.

Variants à évolution contrariée

Sur l’erre

Extinction progressive, de type résonance, sans apport complémentaire.

Freinage

Ralentissement du déroulement d’une figure sonore dû à une force extérieure contraire.

Etirement

Effet d’élongation progressive générant une tension.

Qui veut démarrer

Formule constituée de deux phases opposées dont la répétition est perçue comme une intention de mouvement sans suite.

Variants à équilibre rompu

Chute

Suspension puis basculement, ascendant ou descendant, avec accélération.

Elan

Point d’appui suivi d’une accélération dynamique.

Contracté-étendu

Effet de compression puis de détente.

Suspension-interrogation

Mouvement interrompu dans une position d’attente.

Tableau 1. Présentation synthétique des UST.

Cette proposition de classement a le mérite de simplifier le choix des 19 UST dans le cadre analytique et de satisfaire, dans une certaine mesure (et à défaut d’en disposer d’un meilleur), les compositeurs du MIM. Il n’est pas certain que ce classement trouve une validation dans des tests acoustiques puisque le rapprochement d’UST est davantage conceptuel et tiré des fiches descriptives plutôt que basé sur l’écoute des exemples sonores. Dans cette hypothèse, seule la pratique des musicologues ou des compositeurs pourra ou non le retenir.

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(1) MIM, Les Unités Sémiotiques Temporelles, éléments nouveaux d'analyse musicale, op. cit., p. 44-60.

(2) Comme le souligne Marcel Frémiot : « Les comparaisons nourrissent l’imaginaire du créateur. » (ibid., p. 59).

(3) « Satisfaisante, pour qui ? », interroge Jacques Mandelbrojt. Il est certain qu’à partir d’un ensemble de données musicales formalisées, les outils destinés aux musicologues ne sont pas forcément adaptés aux compositeurs, ni aux plasticiens.

(4) MIM, Les Unités Sémiotiques Temporelles : nouvelles clés pour l’écoute. Outil d’analyse musical, CD-ROM, MIM (coll. INA/GRM), Marseille, 2002.

(5) En logique, une variable booléenne est un type de variable pouvant prendre deux valeurs : soit vrai, soit faux.

(6) Un treillis de Galois est un formalisme mathématique, permettant de structurer et de hiérarchiser les données d’un ensemble dont les éléments sont décrits par les termes d'index communs. Cette technique est utilisée en intelligence artificielle et est notamment adaptée à la recherche documentaire.

(7) Cette méthode matricielle est basée sur la recherche de co-occurrences d’unités d’éléments dans un corpus (par exemple, des mots dans un paragraphe).

(8) MIM, Les Unités Sémiotiques Temporelles, éléments nouveaux d'analyse musicale, op. cit., p. 50-57.

(9) M. Frémiot évoque l’idée d’une pondération des caractéristiques (ibid., p. 59), ce qui, à notre avis, complique grandement la méthode. Ce projet semble avoir été abandonné.

(10) Boulez utilise les termes « dynamique » et « statique » pour caractériser les éléments d’opposition dans l’enchaînement des structures locales (BOULEZ Pierre, Points de repère, vol. 1, Paris, Seuil, 1981, p. 361-362). Selon Stoïanova, il s'agit des deux tendances, la « kinésis » et la « stasis », qui déterminent la structure du langage musical (STOIANOVA Ivanka, Geste - Texte - Musique, Paris, Christian Bourgois, 1978, p. 35-40). Cette opposition se manifeste dans la nature sous la forme idéalisée de la spirale : une rotation (invariant) s'opposant à un déplacement (variant). On trouvera des développements surprenants de la notion de spirale appliquée à la musique contemporaine sur le plan de l'ornement esthétique, celui de la métaphore et en tant que principe de construction, dans l’article CASTANET Pierre-Albert, « L'espace spiralé dans la musique contemporaine », in CHOUVEL Jean-Marc, SOLOMOS Makis, L'espace : musique/philosophie, Paris/Montréal, L'Harmattan, 1998, p. 85-103.

(11) Maurice Emmanuel a posé les bases d’une épuration de la forme musicale en la réduisant à quelques schémas hérités de l’époque grecque (LAVIGNAC Albert, Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire, Paris, Delagrave, 1943, p. 163-164). On trouvera un développement de ce sujet dans HAUTBOIS Xavier, « Une théorie de la forme musicale », in L’unité de l’œuvre musicale : recherche d’une esthétique comparée avec les sciences physiques, Paris, CNRS/Université de Paris1/L’Harmattan (coll. « Arts & Sciences de l’art »), 2006, p. 228-241.

(12) Nous proposons ici un descriptif simplifié des UST. Le détail des caractéristiques est décrit dans les fiches du MIM.