5. Nous sommes tous des collectionneurs

Dans la vie courante, nous sommes souvent confrontés à des collections, même lorsque nous sommes loin de l'imaginer et d'en faire état. Et cela ne concerne pas seulement le collectionneur constituant une collection d'oeuvres d'art (de peinture par exemple) ou le visiteur parcourant une collection accrochée à l'occasion d'un vernissage, ou encore le transporteur chargé de déplacer cette collection pour l'acheminer vers un nouveau lieu d'exposition. Les collections sont beaucoup plus présentes dans nos vies quotidiennes que nous le pensons généralement.

D'ailleurs, dans le domaine en pleine expansion des outils d'aide à l'interprétation, de nombreuses applications informatisées actuelles ou potentielles, à y bien regarder, nous assistent dans nos rapports constitutifs de collections. Un passionné de musique qui recherche des pièces au travers d'outils interactifs de fouille par les contenus, un étudiant qui élabore un document en naviguant sur la toile pour inspirer sa création, muni par exemple d'un outil comme Zotero™ (http://www.zotero.org/) ou encore un ingénieur qui interagit avec ses collègues pour élaborer un plan de travail, tous ces acteurs procèdent à des constitutions de collections.

Pourquoi laissons-nous entendre le primat de la collection sur les objets collectionnés eux-mêmes ? D'ordinaire, on comprend la collection comme collection de quelque chose, et ces choses sont pensées comme préexistant à la collection, plus originaires qu'elle en quelque sorte. Entendons-nous bien : en affirmant le primat de la collection sur les objets collectionnés, il n'est pas simplement question de proposer un amendement lexical pour parler de collections là où l'on parle habituellement d'ensembles, de classes, de groupes, de catégories, d'amas et d'objets. Ce qu'au contraire nous voulons montrer en introduisant la notion de collection à l'origine de la pensée des choses, c'est que sa promotion à la racine de nos dispositifs catégoriels et conceptuels permet de revisiter le réel de nombre de nos activités cognitives, et par suite de viser avec plus d'exigence l'adéquation de nos outils d'aide informatisée à cette réalité.

Au fond, nous agissons, vivons et imaginons toujours dans une perspective donnée, dans un cadre donné, limité et fini ... Bien sûr ce cadre n'en est pas figé pour autant, et évolue corrélativement aux options d'action que nous prenons... Mais il y a toujours-déjà un cadre, une mise en scène, un projet, un plan, une intention qui dimensionne notre investissement et notre rapport aux choses.

Et c'est la raison pour laquelle nos activités interprétatives sont toujours-déjà engagées dans leur continuation et leur perduration, et ne prennent sens que dans l'horizon et la perspective des tentatives qui les ont précédées. Les fictions opérationnelles de la sphère du social sont souvent mobilisées pour sanctuariser nos expériences individuelles, en proposant certes de particulariser nos vécus singuliers, mais surtout en offrant des « sorties honorables » à nos expériences potentiellement dévastatrices. C'est ainsi que l'on peut vivre de fortes émotions à l'opéra tout en comptant sur les entractes et la fin du spectacle pour nous extraire des situations fictives qui nous ont tant émus. Même si certaines d'entre elles laisseront des empreintes indélébiles sur nos affects ...

Il est donc vain de chercher à décrire ou modéliser les sensations procurées par l'écoute musicale d'une pièce par une personne en faisant mine de croire que tout se passe dans le rapport immédiat et amnésique de cette personne à cet objet, sans antériorité de la relation et sans pratique typique de cette relation. Bref, ce que j'écoute dans telle pièce de musique s'inscrit dans un projet et hérite d'une conduite antérieure motivée et de projets orientés. C'est en ce sens précis que la pièce courante s'inscrit dans la collection des pièces déjà écoutées, et vient la compléter comme un tout aménageable encore [1].
D'une certaine manière, écouter de la musique revient à collectionner des oeuvres ou des parties d'oeuvres, comme voyager revient à parcourir des situations qui « font motifs ». De quelle façon l'écoute d'un fragment renvoie­t­il à d'autres fragments ou à un projet ? Qu'est­ce qui fait écho entre les fragments ? L'écoute est­elle parfois guidée (en quête de cet écho) ? Cela se joue­t­il seulement entre oeuvres ou aussi dans l'écoute d'une oeuvre (et donc alors dans sa composition ou improvisation antérieure) ? Autant de questions .

Dans les pages qui suivent, nous décrirons deux applications informatiques, ReCollection et CatARt, qui explorent la constitution interactive d'une forme dans le temps à l'instar de la formation d'une collection.


[1] Deleuze, G. (2003). Proust et les signes. Paris : Presses Universitaires de France.

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