4.2. Vers une organologie pluri-disciplinaire des œuvres temps réel

L’organologie, comme science des instruments qui se préoccupe de leur historique et de leur préservation, est traditionnellement dépendante des catégories musicales de l’écriture et de la notation musicales. A ce titre, sa place dans le système classique est quelque peu périphérique. Par exemple, la facture instrumentale est historiquement liée à l’écriture des voix dans le contrepoint. Mais les classifications traditionnelles en familles instrumentales ne conviennent évidemment pas à la musique interactive temps réel. Dans cette dernière, l’organologie prend une place centrale, en particulier car les représentations utilisées ne sont le plus souvent plus réductibles à une écriture. L’analyse et la préservation de ce type d’œuvres passe nécessairement par la description de ses « instruments ». Alors qu’un violon n’a pas besoin d’être décrit, les traitements électroniques actuels doivent nécessairement l’être.
Une organologie nouvelle doit donc émerger, incluant aussi bien les instruments acoustiques que les boîtiers électroniques ou encore les modules logiciels. Elle sera par nature pluri-disciplinaire, car nécessitant la collaboration de musicologues, de réalisateurs en informatique musicale, de scientifiques et d’informaticiens. Parmi les questions qui la traverseront, deux nous semblent émerger :
− la question de la classification ;
− la question de l’authenticité.


Vers des classifications homme-machine

Comment classifier les éléments matériels et logiciels de la musique électronique interactive ? Une première possibilité serait d’épouser l’histoire de cette musique et de ses inventions. On pourrait ainsi proposer l’éventail suivant :
− instruments électriques ;
− synthétiseurs analogiques ;
− synthétiseurs numériques ;
− modules d’effets ;
− synthétiseurs virtuels ;
− logiciels temps réel.

Cette classification est fondée sur la nature technique des dispositifs utilisés ; elle ne prend toutefois pas en compte leurs fonctions musicales, ce qui n’est sans doute pas aisé à établir.

A ces classifications statiques a priori nous devons ajouter les classifications dynamiques, notamment celles que nous pourrions obtenir avec l’ordinateur : puisque nos modules de transformation du son sont désormais des logiciels avec leurs données, nous pouvons effectuer en machine des extractions et classifications à partir de descriptions numériques de ces dispositifs. Il est ainsi prévu dans le cadre du projet ASTREE, en cours de développement, de rechercher des éléments d’organologie à partir de techniques dites de « data mining » c’est-à-dire de fouille de données et de découverte de relations entre les entités.
Remarquons enfin que nous pouvons également envisager des classifications homme-machine, c’est-à-dire associant astucieusement un (ou plusieurs) opérateur(s) humain(s) à des programmes informatiques, permettant de faire émerger des organisations sans ontologie a priori définissant le domaine [17].


La question de l’authenticité

La question de l’authenticité est déjà délicate dans le cas des œuvres écrites, sans partie électronique. Le philosophe Walter Benjamin [18] n’évoque jamais spécifiquement l’authenticité spécifique de l’œuvre musicale, spécificité résultant du fait qu’il est difficile de définir avec précision ce qu’est « l’original » de l’oeuvre, si ce n’est la version originale de la partition (l’ur-text) mais qui n’accèdera pleinement au statut d’oeuvre qu’à travers l’acte d’interprétation. Mais il définit néanmoins très clairement le concept d’authenticité : « Le hic et nunc de l’original constitue ce qu’on appelle son « authenticité ». Et d’ajouter : « tout ce qui relève de l’authenticité échappe à la reproduction – et bien entendu pas seulement à la reproduction technique ».

La notion d’authenticité est encore moins évidente dans les musiques interactives. La notion de document « premier », chère à la critique génétique est balayée d’un revers de main lorsqu’il s’agit de modules logiciels sans cesse adaptés, copiés, sauvegardés, incluant des éléments externes sans cesse mis à jour.

La difficulté du concept ne doit pas faire renoncer à toute action, et réciproquement la définition de procédures et méthodologies numériques de préservation s’appliquant à des objets artistiques comme les œuvres musicales interactives ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la question de l’authenticité. Une premier cadre a été esquissé au cours du projet CASPAR par Mariella Guercio, de l’Université d’Urbino [19]. L’authenticité est pensée comme un processus comprenant :
− des protocoles d’authenticité, comportant chacun plusieurs étapes ; par exemple, un protocole peut concerner la migration d’un composant, un autre la maintenance.
− une exécution à différentes étapes du cycle de vie (accès, migration, …) avec différentes étapes d’exécution. Le résultat d’ensemble donnera une évaluation de l’authenticité.
− une définition particulière à une communauté particulière : par exemple, les réalisateurs en informatique musicale, les développeurs, les archivistes.

Si nous revenons à l’exemple fondateur de notre article, celui de la mise à jour d’une œuvre telle que Diadèmes, mise à jour rendue nécessaire par l’absence de disponibilité du matériel original, nous pouvons nous demander si nous sommes en présence d’une version « restaurée » de l’original ou bien d’un « ersatz » de celui-ci ou encore d’un « remake » au cinéma ?
Comme toute adaptation d’une oeuvre à des technologies nouvelles (ce qu’on nomme à l’IRCAM « portage »), il est requis une ré-interprétation de l’oeuvre qui débouche sur une nouvelle version nécessairement différente de la version originale. Cette ré-interprétation est une interprétation au même titre que celle effectuée par les instrumentistes. Les réalisateurs en informatique sont des interprètes qui doivent non seulement jouer l’œuvre pendant le temps du concert mais aussi ré-interpréter la pièce en fonction des conditions techniques. Le portage est donc bien à la fois une exégèse et une herméneutique. La spécificité de cette interprétation dans le cas présent vient du fait qu’il n’existe pas encore à proprement parler de « texte » à interpréter. En effet ce texte est de nature disparate, consistant en patches, programmes informatiques, embryons de notation, enregistrements audio, traces diverses et éléments de traditions orales… C’est pourquoi, paradoxalement, plus on est proche et plus l’exégèse doit être précédée d’une archéologie. Ce n’est pas parce que la partie électroacoustique s’adresse à des machines qu’elle serait figée. Les pièces pour bande magnétiques sont également « restaurées », remixées, en bref ré-interprétées.

Nous pouvons faire des parallèles entre cette problématique et celle de l’interprétation de musiques plus anciennes.
Le pianiste autrichien Paul Badura-Skoda, interprète du répertoire classique et romantique sur instruments d’époque s’est longuement penché sur la question [20] : « je ne partage pas l’opinion de certains restaurateurs affirmant que les bonnes copies de piano-forte sonnent mieux que leurs modèles dans la mesure où le bois est plus jeune et n’est donc pas déformé […] Ces copies ne peuvent pas atteindre l’enchantement procuré par les Graf ou les Walter bien restaurés ».

Comme dans toute herméneutique, le transcripteur est confronté à l’impossibilité d’être fidèle simultanément à la fois l’esprit et la lettre du texte qu’il a devant lui. Ce qui ne va pas sans poser de nombreux problèmes : au nom de l’authenticité et du respect du texte, doit-on reproduire les erreurs manifestes de l’original, les « fausses notes » ? Jusqu’où a-t-on le droit « d’améliorer » l’original ?

Vers de nouveaux profils d'analystes/généticiens/réalisateurs en informatique musicale

Dans une institution comme l’IRCAM, les réalisateurs en informatique musicale confectionnent des patchs en collaboration avec les compositeurs. Les réalisateurs en informatique musicale sont des « interprètes » qui doivent non seulement jouer l’œuvre pendant le temps du concert mais aussi ré-interpréter la pièce en fonction des conditions techniques, lorsqu’elle est remontée. La migration ou portage du patch vers une nouvelle version est donc bien une ré-interprétation.

Ainsi, le cycle de vie de l’œuvre interactive induit une démarche génétique du côté du producteur, de « l’auteur », ici le développeur de patchs à côté de celle, plus habituelle, menée par le lecteur, par exemple un musicologue . Nous pourrions ici faire un parallèle avec les écrivains qui ont abandonné papier et machine à écrire au profit de l’ordinateur, et ne cessent d’arpenter les différentes versions de leurs fichiers de textes. Mais les réalisateurs en informatique musicale sont encore plus dépendants du support technologique : les patchs précédents ne fonctionnent plus nécessairement ; pour prolonger le parallèle, il faudrait imaginer des écrivains n’arrivant plus ou presque plus à accéder aux documents stockés sur leur ordinateur, qu’ils seraient sans cesse obligés de reconstituer. Les œuvres sur support informatique appellent elles aussi leurs Sisyphe.


[17] Bonardi, Alain, Rousseaux, Francis, « New Approaches of Theatre and Opera Directly Inspired by Interactive Data-Mining ». In Actes de la Conférence Internationale Sound & Music Computing (SMC'04), pages 1-4, Paris, 20-22 octobre 2004.

[18] Benjamin, Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », dernière version 1939. In Œuvres III , Paris : Gallimard, 2000.

[19] Guercio, Mariella, Barthélemy, Jérôme, Bonardi, Alain, « Authenticity Issue in Performing Arts using Live Electronics ». In Actes de la Quatrième Conférence Internationale Sound & Music Computing (SMC 07), pages 226-229, Lekfada, Grèce, juillet 2007.

[20] Badura-Skoda, Paul, Etre musicien, Herman, 2007.

 

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