5. Entre souvenir et attente

On terminera cette réflexion sur le temps en citant Gisèle Brelet :

« Le souvenir, au lieu d’être irrémédiablement fixé, participe de la mobilité créatrice du temps, de la variabilité de nos attentes : à la lumière de nos souhaits actuels, le passé sans cesse change de signification… Attente et souvenir sont en intime liaison l’un avec l’autre : j’attends le retour du thème dans la mesure où je m’en souviens et je ne peux prévoir l’avenir de l’œuvre qu’en me réglant sur son passé. Et le souvenir des sonorités passées de la mélodie fait invinciblement surgir en moi une attente déterminée, orientée vers certaines sonorités privilégiées, que je « reconnais » au moment où je les entends. En la durée musicale comme en la durée réelle, il y a prévalence de l’attente sur le souvenir, si le souvenir règle l’attente : l’œuvre musicale, comme notre vie même, s’oriente vers l’avenir, et le souvenir n’a de sens que par l’attente qu’il suscite. Aussi l’attente est-elle le sentiment formel principal et central, celui qui sous-tend continuellement la forme sonore, avec lequel elle prend plaisir à se jouer, celui qui en règle la technique même. »

Gisèle Brelet – Le temps musical - Les sentiments temporels - tome II p. 572,
cité par Olivier Messiaen –Traité du rythme, de couleur et d’ornithologie - tome I p. 25


Cette idée d’un passé perpétuellement réinterprété en fonction de l’attente présente, si universelle en ce qui concerne la pratique de la composition, du jeu et de l’écoute musicales, se retrouve aussi au cinéma. Le sens peut être considéré comme fonction de la différence entre ce qu’on suppose qu’il va arriver et ce qui arrive vraiment : si tout est prévisible, pas d’intention, si tout est décorrélé aussi.

On peut tenter d'appliquer ce même principe aux situations créées par les outils numériques interactifs, en prenant en compte dans le jeu entre passé et présent non seulement le temps intrinsèque de l’œuvre, mais aussi celui de toutes les étapes de sa mise en œuvre, de la composition à l’interprétation et à l’écoute.

Dans ces nouvelles pratiques, le passé, instantanément « remis au présent » par l’accessibilité de l’échantillon numérique, ressurgit sans cesse au travers de protocoles interactifs voulus ou subis, et vient déstabiliser ce processus d’attente / reconnaissance qui « sous-tend continuellement la forme sonore ».

L’anticipation par recomposition du passé est un processus général à toutes les situations que nous avons évoquées, que les outils numériques interactifs viennent modifier par leur immédiateté. Souhaitons que l'approche transversale présentée ici incite à partager la réflexion critique sur ces nouvelles pratiques.

 

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