De la main à l’écriture : Domenico Scarlatti

Giuliano d'Angiolini


Introduction

L’histoire musicale de l’Occident est marquée par un événement central qui change en profondeur la manière dont la musique est pensée et conçue : l’invention de l’écriture. L’usage de l’écriture entraîne de profondes mutations dans les procédés compositionnels aussi bien que dans les attitudes esthétiques. Elle est à l’origine de la rapidité de l’évolution musicale, elle transforme les espaces sociaux où la musique se produit et se consomme. Pour ceux qui ont suivi des études au conservatoire, il est naturel de penser qu’une bonne partie, ou l’intégralité même, du travail de composition s’effectue sur le papier, en exploitant les puissants moyens d’élaboration que le système de notation offre au compositeur. En réalité (dans la musique comme dans le langage) la présence de l’écriture n’a pas fait entièrement disparaître les circonstances de la transmission orale. L’interprétation actuelle de la musique romantique ne pourrait pas se faire convenablement sans l’existence d’une tradition non écrite qui, d’une génération à l’autre, nous transmet l’approche correcte pour la jouer.

Dans d’autres cultures, la musique s’apprend en écoutant et en jouant. La transmission du savoir et des répertoires se fait oralement, en faisant appel à la mémoire. Cela n’implique pas forcément une activité d’improvisation ou une attitude novatrice de la part des individus qui la pratiquent, c’est même une éventualité plutôt rare. Ces musiques ont été pensées par le biais d’une imagination qui comporte le contact direct avec l’instrument. Le matériel dont elles sont faites peut être le produit à la fois d’une pensée abstraite et d’une cohérence motrice. Ces deux aspects s’influencent réciproquement et les principes d’articulation du geste dans la production du son peuvent contribuer à expliquer les processus musicaux. Il semble y avoir en l’homme une prédisposition à entretenir une relation biunivoque entre la musique et les mouvements du corps qui la génèrent. Cette attitude pourrait être pré-culturelle, même si les formes qui en découlent participent des choix esthétiques, expressifs, philosophiques, culturellement déterminés. Les instruments eux mêmes impliquent un ordre, une logique, qui leur est propre ; ils induisent des choix spécifiques et leurs modes de fonctionnement fixent une limite au champ du possible.

Dans l’histoire de la musique savante occidentale, certains grands improvisateurs, comme Chopin et Scarlatti, récupérèrent le moment concret de la pratique instrumentale en la remettant au cœur de leur activité créatrice en dépit d’une longue tradition spéculative qui est la conséquence de l’introduction de la notation. Cependant ces compositeurs participent au monde du support écrit : ils s’en servent pour accomplir l’œuvre, pour la diffuser et l’immortaliser. À cette culture de l’écrit, à laquelle ils adhérent, appartiennent certains faits spécifiques : une grande liberté de pensée, l’ample spectre de l’invention individuelle, la vaste palette des moyens d’élaboration employés et cette volonté – si révélatrice de notre civilisation – de donner lieu à un grand nombre de formes toujours nouvelles et surprenantes. La logique du mouvement et du geste instrumental auquel ces compositeurs sont sensibles, peut les porter à des résultats musicaux d’une nature qui les situent au-delà des conventions et des normes. De nombreuses découvertes sont le fruit, chez Scarlatti, d’une combinaison entre expérience motrice, réflexe musculaire et idéation proprement musicale. Elles possèdent la rapidité éclairante de l’intuition immédiate et la sensualité du plaisir physique[1].

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[1] Ce qui chez certains constitue un tremplin pour la fantaisie créatrice est une entrave pour d'autres. Berlioz écrira : [...] je ne puis m'empêcher de rendre grâces au hasard qui m'a mis dans la nécessité de parvenir à composer silencieusement et librement, en me garantissant ainsi de la tyrannie des habitudes des doigts, si dangereuses pour la pensée [...]. (H. Berlioz, Mémoires, Flammarion, Paris, 1991, p. 51).