Polyrythmies

Chapitre précédent - Chapitre suivant

Dans cet exemple, tiré de la Sonate K. 51, la formule répétée à la main gauche contient un pattern polyrythmique qui n’apparaît pas à la lecture, mais devient perceptible à l’écoute. Cet effet est corrélé à un comportement particulier de la perception : à partir d’une certaine rapidité de l’articulation temporelle, la perception est portée à séparer l’alternance de sons placés en des registres différents, en des flux distincts. Elle aura tendance à regrouper les sons proches, qui partagent un ambitus fréquentiel commun, en lignes indépendantes. Une fois dépassé un certain seuil de vitesse (d’autant plus basse que l’écart entre les registres est important), il devient impossible de réunir les différents flux du pattern originel, on ne pourra plus définir les rapports temporels qu’ils ont entre eux et il ne sera plus possible que de se concentrer sur un seul flux à la fois[2]. Dans notre cas, on se trouve dans une situation intermédiaire dans laquelle la séquence peut se percevoir comme un tout unique dont les forces centrifuges tendent, cependant, à la scinder en deux « voix » séparées.

On peut diviser le trait ostinato à la main gauche, en deux parties polyphoniques minimales. Alors que la partie supérieure répète, à des intervalles réguliers (1+3 doubles-croches), une cellule mélodique de deux notes (la/sol), la ligne plus grave alterne cette même cellule – transposée à la quinte inférieure – (ré/do) avec sa rétrogradation (do/ré)[3]. La relative indépendance des voix est renforcée par la vive évidence des contenus mélodiques et par une certaine anarchie des rencontres harmoniques, qui sont souvent dissonants. Si on considère le premier quart de la mesure, la disposition harmoniquement correcte devrait impliquer, à la main gauche, un fa# à la place du sol. Mais cela diminuerait l’effet polyrythmique ; c’est celui-ci qui prend le pas sur toute préoccupation d’ordre grammatical.

Ex.1 (K. 51)

Ex.1 (K. 51)

On retrouve un critère semblable dans des nombreuses musiques africaines. L’exemple qui suit – un extrait d’une polyphonie à quatre parties principales (Ngbaka-Ma’bo) – est réalisé à la main droite sur une harpe[4]. La construction rythmique est ici plus complexe que celle du passage de Scarlatti qu’on vient d’analyser, mais partage avec celui-ci des processus assez similaires : l’alternance – en des registres différents – de strates indépendants, bien qu’indissociables d’un pattern complexe, le jeu des emboîtements, comme une sorte de « virelangue » pour la main :

Ex.2

Ex.2

Si on récrit ces deux énoncés musicaux comme suit, leurs affinités apparaîtront clairement : la complexité rythmique, son dynamisme, le goût pour les formules répétitives, une logique similaire de l’articulation et une composante ludique qui s’exprime dans la coordination du geste et s’apprécie avec le sens de l’ouie[5]:

Ex.3


Ex.4

Des éléments de polyrythmie sont présents également dans cet autre exemple, tiré de la Sonate K. 545. À la main droite, deux structures rythmiques, composées chacune d’un mélange d’unités binaires et ternaires, s’emboîtent en « contretemps ». (On remarquera qu’avec l’ajout de la troisième voix à la main gauche, on a toutes les attaques de la pulsation de base) :

Ex. 5 (K. 545)

Ex. 5 (K. 545)

Le mètre est carré et la mesure régulière, mais les rythmes internes sont composites et asymétriques, ce qui génère de forts effets de syncope. Il s’agit d’un passage dont la nature polyrythmique est visiblement soulignée par la graphie adoptée par Scarlatti. Elle impose un mode d’exécution legato qui met en relief l’autonomie des voix. L’écriture suivante rendra plus claires les structures internes :

Ex. 6

Le pattern généré par la main droite est assez élaboré. Considérons son profil en faisant abstraction des accents métriques et tonals : la ligne supérieure comporte quatre attaques et elle a une forme circulaire. Elle est oscillatoire tant dans sa trajectoire (descendante puis ascendante) que dans la temporalité (accélération puis retardement). Alors que le poids tonal et celui qui est imposé par la mesure se trouvent sur la note la, l’axe de symétrie du cycle se trouve sur le sol. La ligne inférieure, toujours à la main droite, est tout à fait différente. Si on la fait commencer par la note do, elle est faite d’une courbe ascendante et comporte un raccourcissement de la dernière durée : un « boitement », un déséquilibre, qui aide la mélodie à retomber sur elle-même. On pourra ajouter, qu’une complication supplémentaire de ce pattern est donnée par le fait que sa forme abstraite ne coïncide pas avec le cadre structurel fourni par le mètre dans lequel il s’inscrit. Par rapport à celui-ci, les figures sont posées en biais et dans une certaine mesure se perçoivent simultanément dans des perspectives diverses et contrastantes :


Ex. 7

Pour comprendre véritablement cette formule et la logique qui l’a engendrée, il faudra la regarder sous l’angle de l’organisation du mouvement : la séparation des doigts de la main droite en deux ensembles distincts est soumise à un principe kinésique caractérisé par la symétrie spéculaire. De ce point de vue (et non plus de celui des structures abstraites) à une progression ascendante d’intervalles descendants fait suite le dessin inverse (une progression descendante d’intervalles ascendants). Une opposition simple dans l’articulation de mouvements des doigts devient le fondement de la polyrythmie. Une asymétrie de surface est soutenue par une symétrie sous-jacente. On peut supposer qu’au niveau de mécanismes neurologiques profonds, cette rationalité rend aisée l’exécution et justifie davantage le résultat musical.


Ex. 8

Ex. 8

Ce contrepoint ne naît donc pas d’une spéculation théorique, mais d’une expérience motrice concrète. Le principe polyrythmique ne régit pas les processus compositionnels en leur entier, comme il advient dans la musique africaine ; ce ne sont ici que des épisodes. Toutefois Scarlatti, à la différence des auteurs de son temps, s’y attarde et il sait cueillir tout le charme de ces formes. Le plaisir de la découverte immédiate – « sur le terrain », on pourrait dire – le conduit à adopter localement des solutions semblables à celle qu’on peut trouver dans certaines musiques de cultures lointaines[6].

Chapitre précédent - Chapitre suivant


[2] Cf. S. Mc Adams, A. Bregman, Hearing musical streams, Computer Music Journal, vol.3 n.4, 1979, p. 26-27. À propos de la présence de ce phénomène dans la musique africaine, voir : G. Kubik, Inherent patterns, Musiques de l'ancien royaume de Buganda : étude de psychologie cognitive, L'Homme, Revue française d'anthropologie, 171-172, juillet-décembre 2004, Editions de l'EHESS, Seuil, 2004, p. 249-265. Ce phénomène se retrouve aussi dans bien d'autres cultures ; en ce qui concerne le cas de la cornemuse de l'île de Karpathos, voir : G. d'Angiolini, Un giorno nella gioia, l'indomani nel pianto. La musica dell'isola di Karpathos, Nota, Geos CD Book 607, Trieste, 2007, p. 209-215.

[3] Voir la récriture de ce passage à l'exemple 3.

[4] Tiré de : S. Arom, The use of play-back techniques in the study of oral polyphonies, Ethnomusicology, Vol. XX, n°3, Society for Ethnomusicology Inc., sept. 1976, p. 502.

[5] Dans les cultures africaines, l'organisation des patterns moteurs peut avoir un rôle déterminant dans l'élaboration de la musique : La musique venda ne se base pas sur la mélodie, mais sur l'excitation rythmique de tout le corps, dont le chant n'est qu'une extension. Si bien que quand nous avons l'impression d'entendre une pause entre deux frappes sur un tambour, il faut songer au fait que, pour le jouer, il ne s'agit pas d'une pause : chaque coup porté sur le tambour fait partie d'un mouvement total du corps, dans lequel la main ou la baguette frappent la peau de l'instrument. John Blacking, Come è musicale l'uomo?, Ricordi, Unicopli, Milano, 1986, p. 48 [Trad. de l'A.].

[6] Il s'agit de principes qui caractérisent certaines polyrythmies au-delà même de l'exemple africain. Qu'on pense au cas de la musique balinaise.