Les mécanismes musicaux de l'expression : un Lied de Schubert.

Giuliano d'Angiolini


 

(Das Mädchen)

Vorüber, ach, vorüber!
Geh, wilder Knochenmann!
Ich bin noch jung, geh, Lieber!
Und rühre mich nicht an.

(Der Tod)

Gib deine Hand, du schön und zart Gebild!
Bin Freund und komme nicht zu strafen.
Sei gutes Muts! Ich bin nicht wild,
Sollst sanft in meinen Armen schlafen!

Traduction:

(La jeune fille)

Va-t'en, ah, va-t'en!
Disparais, affreux squelette!
Je suis encore jeune, va-t'en, ma bien-aimée!
Et ne me touche pas.

(La Mort)

Donne-moi la main, douce et belle créature!
Je suis ton amie et je ne viens pas pour te punir.
Aie courage!Je ne suis pas méchante,
Doucement tu dormiras dans mes bras!

Introduction

Der Tod und das Mädchen (D 531), sur un texte de Matthias von Claudius (écrivain allemand vécu entre 1740 et 1815), a été composé par Franz Schubert en 1817. Il s'agit d'un Lied un peu atypique dans la mesure où il met en scène un dialogue entre deux personnages. Ce dialogue a l'apparence d'une véritable rencontre dramatique sur la scène théâtrale et le Lied devient l'équivalent d'une représentation en miniature. Mais si dans l'opéra divers chanteurs s'investissent chacun dans leur propre personnage, ici un seul interprète les représente à la suite. Chaque intervention est enchâssée dans son propre espace clos et n'intervient pas sur l'autre. Un seul chanteur, un piano, l'absence de scénographie : cette composition est le simulacre de ce qui devrait avoir lieu sur la scène ouverte, publique, du théâtre. Et si, pour une fois, le Lied perd son caractère éminemment lyrique, dont il est le véhicule privilégié, cependant il reconduit le drame scénique à la dimension intime, domestique, qui lui est propre.

Celle qui suit est une analyse du détail. L'objet de cette étude se prête à un tel approche puisqu'il est déjà contenu et limité dans la forme. Du reste l'exégèse de la musique est virtuellement infinie et même un seul détail peut faire l'objet d'un examen approfondi[1]. Cette composition rassemble en une seule page un nombre important de processus musicaux de nature différente. L'analyse peut montrer comment – dans une musique qui dure moins de trois minutes – des phénomènes complexes concourent à engendrer cette intensité poétique que nous percevons sans effort et qui jaillit d'une apparente simplicité. Der Tod und das Mädchen est une de ces œuvres de la musique classique qui jouissent encore aujourd'hui d'une grande popularité. C'est le cas également d'un certain nombre de Lieder de Schubert : dans les pays de langue germanique, certains de leurs airs font partie de ce répertoire qui se lègue de père en fils dans le milieu familial, ou qu'on apprend à l'école. Il est aujourd'hui aisé de vérifier de la faveur qu'elles recueillent auprès du public si on considère la grande quantité d'interprétations qui se cumulent sur Internet. Un tel succès semble dériver d'une immédiateté qui a été souvent soulignée comme étant un trait saillant du style de leur auteur. Une observation attentive de son écriture nous porte, toutefois, à considérer le cliché de la spontanéité et de la facilité de Schubert comme étant le fruit d'une lecture superficielle. Il est vrai que Schubert fait souvent référence à ce qui est connu (aux codes populaires, par exemple), à ce qui peut être aisément compris. L'adoption de ce texte est ici déjà un choix facile : son contenu est lisible par tout le monde. Il ne s'agit pas de grande poésie et si le compositeur ne la remplisse de significations profondes, elle pourrait même sembler banale. Schubert accueille spontanément la leçon qui lui vient du théâtre mozartien - en premier lieu de La flûte enchantée – lequel récupère des objets et des styles dont tous ont connaissance : de l'air populaire au chant d'église, de la musique de danse à celle pour boîte à musique.... Ce penchant pour l'emploi de matériaux couramment partagés, qui se traduit en facilité d'approche de la part du public, s'accompagne toutefois de tout un travail d'élaboration. Celui-ci inclut la stratification de différentes procédures, d'images diverses, et propose de solutions inédites qui sont le fruit d'une réflexion attentive. L'écriture schubertienne permet souvent une pluralité de « lectures » et peut s'apprécier de plusieurs manières ; chacun y trouvera son compte selon les degrés de culture et compétence musicale dont il dispose.

Une prémisse est nécessaire. Comme on le verra, les processus compositionnels et sémantiques mis en œuvre ici sont d'ordre diffèrent. Une partie d'entre eux appartient à cette tradition séculaire qui lie indissolublement la musique au langage. La musique occidentale est bâtie, depuis des temps lointains, en analogie avec ce dernier. D'une part, elle s'inspire de la logique du langage et de ses formules rhétoriques, dans la construction de la phrase et de la période musicale, dans l'articulation rythmique, dans la structure formelle. De l'autre, elle reproduit par analogie la prosodie de la parole énoncée, qui est expression de sentiments[2]. Ce lien fondamental ne se manifeste pas uniquement dans les nombreuses formes où la musique accompagne la poésie, mais guide tout geste compositionnel dans des nombreuses musiques de l'Occident.

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[1] En 2008 j'ai rédigé un article entier sur les deux derniers accords des Requiem Canticles d'Igor Stravinsky: L'apparence sonore de la mort (les Requiem Canticles de Stravinsky); inédit.

[2] L'intonation oratoire peut, à son tour, venir renforcer la rhétorique du discours.