La vie.

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À la suite d'une courte introduction du piano, le chant s'ouvre avec les paroles de la jeune fille qui voit la mort s'approcher d'elle et veut lui échapper. La mélodie exprime de manière théâtrale l'essoufflement et l'angoisse qui la tenaillent. Une courte incise - une lamentation - sur les seules deux notes d'une seconde mineure. Une pause, la reprise d'un dessin analogue dans un ambitus à peine plus large d'une tierce mineure, le martèlement agité des accords du piano : elle est prise de panique, paralysée par la peur et par l'horreur à la vue du squelette [3]. Le souffle pour adresser avec énergie (mélodique, rythmique) sa supplique lui fait défaut. Son élocution prend une allure haletante et un ton plaintif («Va-t'en, ah, va-t'en »). Puis la tension augmente. L'expression acquiert de l'intensité (la mélodie monte vers l'aigu, les notes sont tenues), en passant de l'effroi à l'acte de rébellion (« Disparais, affreux squelette! ») [4].

« Je suis encore jeune » : c'est presque un cri. L'apogée de la tension mélodique (mi bémol) correspond au sommet d'un mouvement de l'âme qui est celui d'une rébellion désespérée. Et tout de suite la mélodie se tourne vers un ample intervalle descendant [5]. L'amplitude de l'intervalle dans le chant est analogue à celui de la prosodie. Ici il reproduit le contour du soupir douloureux. La saveur amère, discordante, de ce soupir est donnée par le code proprement musical qui attribue à l'intervalle de triton un haut degré de dissonance. C'est, dans le théâtre musical, l'intervalle de l'angoisse, de la détresse et du malaise[6].

Celui qui suit immédiatement après possède, à peu près, la même ampleur, mais il s'agit d'une quinte juste[7]. Sa douceur, sa séduisante simplicité, vont de pair avec l'évolution de l'état d'âme et du discours de la jeune fille. L'agitation (exprimée par des prises de souffle fréquentes et par le martèlement obstiné de l'accompagnement pianistique) la hante encore. Mais maintenant elle s'adresse à la mort avec un accent cajoleur, en essayant de l'amadouer, en la suppliant et en l'appelant « bien-aimée » (« geh, Lieber! ») . En quelque sorte, elle se sent déjà vaincue. Schubert cherche à exploiter le moindre détail du texte et tire profit de chacune de ses nuances. Il recouvre le mot d'une extraordinaire épaisseur de contenus, qui ne sont pas toujours suggérés par la poésie. Il rend compte ainsi de la complexité de l'émotion et des sentiments du personnage.

L'invocation de la jeune fille abandonne enfin les amples intervalles et l'articulation palpitante du rythme, pour se replier en un court trait descendant, aisée, simple . Les figures hachées de l'accompagnement se muent dans l'annonce du rythme lent et grave qui soutiendra les paroles de la Mort.
Dans ce dénouement de la mélodie, elle se sépare des affres qui la serraient. C'est la courbe de la résignation. Et sa reprise sur un plan mélodique plus bas (« ne me touche pas », elle répète encore) est le signe d'une défaillance de la volonté, du manque des forces. En adoptant le rythme qui sera celui de la mort, la jeune fille semble déjà se rendre et se donner à elle. Dans ces quatre mesures, le compositeur interprète le texte de Claudius dans une direction non prévue par le poète. Schubert introduit l'idée que la jeune fille, en adressant sa supplique, se sente déjà résignée à accepter son destin. En un las de temps extraordinairement bref, la musique exprime une transition de l'état psychologique qui va de l'horreur et du refus, à l'acceptation et à la soumission. Et cela jusqu'à l'égarement de toute énergie vitale, de la personnalité elle-même qui semble désormais glisser en une condition qui n'est déjà plus de ce monde.

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[3] Mes. 9-10.

[4] Mes. 11-12.

[5] Mes. 13.

[6] L'interprétation sémantique de cet élément grammatical, comme des autres qui forment le « langage » musical de l'Occident, demande une certaine acculturation. Un intervalle ne peut pas être considéré de manière abstraite. Il appartient à des codes qui varient d'une culture à l'autre. Et d'ailleurs, même à l'intérieur d'une culture donné, il n'est pas porteur univoque de sens : celui-ci varie selon les circonstances (rythmiques, harmoniques, phraséologiques, stylistiques, etc.). Cependant, je pense que tout système musical finit par imposer, en bonne partie, à celui qui lui est étranger la cohérence - également sémantique - de ses propres lois (voir la note 8).

[7] Mes. 15.