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Timbre baroque et création

Dans toute la partition, les voix et les instruments « baroques » jouent un rôle très particulier de mise à distance du personnage de Médée. Alors que le clavecin – pour ses qualités rythmiques et même percussives – est associé surtout à la folie et à la figure de Jason, à une marche inéluctable vers une issue dramatique, les voix et les cordes par le paysage lunaire qu'elles évoquent, la lumière tranchante et froide qu'elles rayonnent, semblent isoler encore un peu plus Médée, la renvoyer encore plus loin dans ses contradictions et son étrangeté. C'est dans la schizophrénie la plus complète qu'elle est plongée : héroïne mythique, à la fois bourreau et victime, elle est à la fois de notre temps et d'un autre temps, étrangère – d'abord à elle-même – mais en un terrain connu. Comme les instruments baroques utilisés ici...

Si cette œuvre de Dusapin continue de jouir d'un certain succès, cela est bien dû à cette dialectique si efficacement mise en scène entre création musicale contemporaine et instruments anciens. Le compositeur joue ici principalement sur les qualités de timbre de ces voix et instruments. Pourtant il s'agit là d'un paramètre extrêmement fragile : on a pu constater une grande cohérence dramatique dans l'enregistrement réalisé par les créateurs de l'œuvre. Mais quelle part revient aux interprètes et quelle part aux instruments ? Nous avons réduit l'étude à l'enregistrement qu'en a donné Philippe Herreweghe pour des raisons pratiques – il s'agit du seul enregistrement commercial de cette œuvre – mais aussi parce que se pose avec une certaine acuité la question de l'identité même des instruments anciens.

Les instruments tombés en désuétude tels que le clavecin ne présentent certes pas de grande difficulté ontologique : le timbre du clavecin, même « moderne », reste suffisamment caractéristique pour le rattacher à une tradition ancienne. Mais qu'est-ce exactement qu'un violon baroque sinon, avant même ses qualités organologiques, une certaine manière d'en jouer ? Que peut être une voix baroque sinon une technique de chant et surtout une interprétation particulière ? Comment définir un timbre baroque en dehors des modes d'interprétation, des modes éphémères ? Car on peut bien parler ici « d'une exécution baroque appliquée à une musique d'aujourd'hui »[14], plus que d'une instrumentation baroque, l'œuvre pouvant être exécutée par un orchestre « moderne », comme cela s'est souvent présenté jusqu'ici. Probablement même, le « timbre baroque » de l'Akademie für Alte Musik Berlin presque vingt ans plus tard est-il assez différent de celui de la création. Pour autant la confrontation entre instruments anciens et musique d'aujourd'hui ne doit pas être considérée comme un gadget ou une mode, mais bien comme un dialogue entre deux expressions contemporaines, comme le renouvellement du timbre dans la création musicale qu'avait imaginé Antonin Artaud en 1938 :

« La nécessité d'agir directement et profondément sur la sensibilité par les organes invitent, du point de vue sonore, à rechercher des qualités de sons absolument inaccoutumées, qualités que les instruments de musique actuels de possèdent pas, et qui poussent à remettre en usage des instruments anciens et oubliés, ou à créer des instruments nouveaux »[15].

Il faut espérer que ces « timbres baroques » trouveront encore de nombreuses occasions d'affirmer leur modernité dans des œuvres sans pastiche ni nostalgie, mais qui les mettent en scène pour ce qu'ils sont, des productions de notre temps.

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[14] Ramaut-Chevassus, Béatrice, Musique et postmodernité, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1998, p. 74.

[15] Artaud, Antonin, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 147.