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Écriture instrumentale et timbre baroque

Dusapin joue ainsi non seulement de l'opposition entre les différents types de voix – chœur et soliste, chœur et quatuor soliste – mais appuie encore la solitude de Médée en assignant à l'orchestre le même rôle de moteur du drame. Pour cela, il fait usage de techniques d'écriture proches de celles du baroque et notamment de celles qui sont à l'œuvre dans le Didon et Énée de Purcell[12] : passacaille, perpetuum mobile, ostinati, modes anciens et « stile espressivo ». Certaines de ces modalités du discours musical sont largement affectées par le timbre particulier de ces cordes baroques.

L'évocation de la passacaille baroque ne présente pas au premier abord de spécificité quant au timbre des instruments anciens, néanmoins un passage de la partition est caractéristique du rôle généralement confié aux cordes dans la partition. Le fragment déjà évoqué plus haut – les mesures 84 à 92 – traduit une douleur immense et cette douleur immense, qui submerge d'une certaine manière tout l'opéra, est exprimée ici par une grande oppression. Aux mesures 84-87, les triton et seconde mineure des violons et altos tenus sur une basse doublement chromatique – dans le dessin et dans la distance entre violoncelles et contrebasses – appellent, à fortiori dans le crescendo menant au forte, la concentration du son et la netteté des changements de notes que favorisent les corde et archets baroques. Les mesures suivantes demandent ces même caractéristiques et avec les effets de messa di voce offrent une sonorité très particulière.

Dans le même esprit, les passages en ostinati semblent appeler eux aussi le jeu neutre et le son concentré des cordes anciennes. Ainsi, le passage des mesures 222 à 272, avec ses vibratos d'archet et ses accords statiques, est-il rendu proprement entêtant par l'implacabilité froide des cordes.

Le style motorique, meccanico, de certains passages est particulièrement intéressant du point de vue de l'articulation et du phrasé des cordes baroques. Aux mesures 124 et suivantes, les cordes accompagnent le clavecin en pizzicati (ripieni) et sul ponticello legato (premiers solos). Ainsi le son métallique du clavecin est-il accentué par ce halo d'harmoniques du jeu sur le chevalet[13], tout en préservant une certaine qualité percussive.

Ces figures sont répétées plus loin (mesure 160 et suivantes), arco pour toutes les cordes, cette fois-ci dans des gestes beaucoup moins rythmiques, dans une expression plus lancinante contrastant avec les ferraillements du clavecin.

Il faut remarquer en passant que, de fait, les passages mettant en jeu le clavecin prennent immédiatement une couleur baroque, couleur qui pourrait être accentuée par l'usage d'autres instruments de continuo, comme l'envisage Dusapin lui-même dans la préface de la partition. Cet usage du clavecin sert presque exclusivement à marquer ces moments en style motorique. Notamment dans le passage particulièrement agité des mesures 176 et suivantes, la folie de Médée – portée par des sauts d'octave – est accompagnée de figures désarticulées et mécaniques aux cordes et au clavecin.

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[12] Ces modes d'écriture ont étés listés dans Grabócz, Márta, « La notion de réécriture dans Medeamaterial » dans Backès, Jean-Louis, Littérature et musique dans la France contemporaine, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 289-313.

[13] La qualité du timbre du sul ponticello sur les cordes en boyau présente une différence sensible avec le jeu sur les cordes en acier.