Modélisation d'un procédé technique

Chapitre précédent - Chapitre suivant

Qu’est-ce qu’une technique ?

Tel que défini dans son acception étymologique grecque, le mot technè signifie « art manuel, métier; art, habileté à faire quelque chose… » (Morfaux 1980).
À cela il faut ajouter que, dans une perspective anthropologique, le geste technique doit être envisagé comme un processus opératoire qui induit un schéma mental préalable et qu’il est reproductible.

Réitérations

Dans la pièce qui nous concerne, il semble que Garner fasse plusieurs fois usage de sa trouvaille. Notamment aux minutes 1’12, 1’31 et 2’16.
J’ai transcrit ce dernier passage (2’16) à la lumière de mon analyse précédente et le résultat est assez convaincant à la relecture par l’éditeur de partitions pour qu’on parle là aussi de décalage de croches binaires syncopé à raison d’une double croche.

J’ai fait la transcription du troisième extrait et fait rejouer par l’éditeur de partition. Le résultat est assez convaincant pour qu’on parle là aussi de décalage de croches binaires.


Figure 8 « Play Piano Play » (1947) : décalage à partir des minutes 2'16 (12ème mesure de la grille)

Quant à la version de 1951 peut-on dire que Garner y reprend ce même procédé ? Bien que le calcul du tempo moyen soit plus imprécis du fait que, à un tempo plus élevé, une représentation du temps plus « serrée » rende la marge d’analyse plus ténue[11], il semble que le pianiste se livre à un procédé similaire à plusieurs reprises dans la version de 1951. Là aussi, un tempo plus rapide ( « environ » 170 bpm) rend la vérification par lecture de la transcription plus aléatoire.
Si je doute que le décalage soit établi sur deux mesures entières dans le dernier A, je pense en revanche que le pianiste le fait aux minutes 1’39 X. J’en propose ci-dessous une transcription et son extrait audio.


Figure 9 "Play Piano Play" (1951) aux minutes 1'39''

« Trompe L’oreille »

J’appellerai ainsi ce procédé en vertu du fait que, tout comme l’artisan d’un trompe-l’œil donne l’illusion dans une peinture d’une dimension qu’il y en a deux ou trois , Garner mystifie l’auditeur au point qu’il croit entendre deux tempos alors qu’il ne joue que dans un seul étalon métronomique.
Ce procédé, on l’a vu, est caractérisé par une distorsion rythmique : un décalage régulier de croches binaires sur deux mesures à hauteur d’une « double croche ».

 


Figure 10 Modélisation de la distorsion rythmique du "trompe l'oreille".

D’autres distorsions

Il apparaît qu’à chaque fois que Garner fait illusion, il combine cette distorsion rythmique à d’autres distorsions.

Distorsion mélodique

On note une articulation en quartes d’une échelle pentatonique (Do mineur).

Distorsion harmonique

On remarque la juxtaposition d’une échelle pentatonique (Do mineur) sur un accord de dominante altéré (La7).



Figure 11 Schéma de la distorsion mélodico-rythmique (1947).

Une technique combinatoire ?

Ces distorsions mélodico-rythmiques sont-elles garantes du « trompe l’oreille » ? Il apparaît que oui, lorsqu’on compare les passages analysés ci-dessus à d’autres passages qui ne sont pas combinatoires.

Absence de distorsion rythmique

Dans le solo de piano de « play fiddle play » (1945) le langage harmonique et mélodique est déjà employé mais l’articulation rythmique, en triolets, n’annonce pas encore le décalage rythmique analysé précédemment.

Absence de distorsion mélodico-harmonique

Dans le dernier A du thème de la version de 1951 Garner n’a pas recours aux distorsions mélodico-harmoniques employées plus loin dans la pièce (il leur préfère une séquence de « 3 contre 4 » décalée rythmiquement selon son procédé).

savoir ≠ savoir-faire ?

Garner avait-il conçu incidemment ce procédé que j’ai baptisé « trompe l’oreille » ? Parlant d’une autre trouvaille du pianiste (réalisation syncopée de triolets à la main gauche), Bernard Lubat[12] prétend : « Lui, il ne l’a pas travaillé. Il l’a senti comme un syncope ».

Si l’on peut se ranger derrière l’avis du musicien français pour dire que le « trompe l’oreille » est sans doute apparu intuitivement à Garner, le fait que son auteur emploie à plusieurs reprises un procédé qu’il a manifestement intégré à sa palette défend de considérer la trouvaille comme une saillie contingente et exceptionnelle.

De plus, la distinction que Platon déjà opérait entre technè (savoir-faire) et epistèmè (science)[13] , et qui trouva une postérité dans la conception Renaissante que l’artiste _c’est-à-dire le concepteur_ n’était pas l’artisan, devient caduque lorsqu’on parle d’un pianiste à la fois auteur et interprète. Garner, à la fois concepteur et orfèvre, semble à cet égard faire à cette dialectique un beau pied de nez.

« Between-the-cracks »

Il est notable que, à ma connaissance, cette technique n’aie pas connu de postérité à la carrière de son génial inventeur. A-t-elle eu des précurseurs ? C’est difficile à dire en l’état actuel des recherches. J’aborderai ici brièvement une analyse de Schuller d’un procédé qu’il prête à Jelly Roll Morton et dont il dit que Garner l’aurait repris.

Du « New Orleans Joys » de 1923 de Jelly Roll Morton[14], le musicologue dit que Morton y « expérimente une indépendance bimétrique et birythmique » (1997 : 182-184).
A propos de ce jeu qualifié d’ « entre les brèches » (« between-the-cracks »)[15], Schuller dit que c’en est le premier exemple gravé et ajoute qu’il sera exploité plus tard par Garner dans les années quarante. Or, il semble qu’on ait affaire chez Morton à une autre technique que celle de « Play Piano Play » : une technique où il y a deux mètres*.

L’air de famille qu’on ne peut s’empêcher de remarquer entre les deux pianistes tient certainement a une même ambition de repousser les limites de l’indépendance des mains et partant, de l’imagination métrique. Le jeu d’Erroll Garner accumule en effet les trouvailles rythmiques et, même si cet article n’avait pour ambition que d’en détailler une seule, son auteur espère en faire un préalable à une recherche stylistique systématique.

Chapitre précédent - Chapitre suivant


[11] J’en rappelle la méthodologie : Même méthodologie que 1947 : mesure d’un échantillon (cm). Conversion mm en secondes (multiplie par le facteur 0,021 s qui est la durée d’un millimètre trouvée d’après celle d’une colonne). Durée moyenne de la noire et durée moyenne du tempo.

[12] Entretiens avec Marc Chemillier (communication personnelle).

[13] Théétète.

[14] Erratum. Je citais le « New Orleans Blues » dans la version antérieure de l’article. Il semble que j’ai confondu ce morceau de Morton paru en 1924 (Vocalstyle 50508, Cincinnati, Ohio), dont le nom est aussi proche du précédent que son thème, avec le « New Orleans Joys » qui nous concerne ici (Genett 5486-B, Richmond, Indiana).

[15] J’aurais pu reprendre l’expression de Schuller « between-the-cracks » tant elle qualifie bien l’insertion de croches décalées entre les « un » et les « et » mais son auteur l’emploie dans un autre contexte.