Le piano préparé comme « esprit élargi » de l’improvisateur : Une étude de cas autour du travail récent d’Ève Risser

Clément Canonne

Introduction : Préparation de l’instrument et improvisation libre

Il est assez fréquent, dans le monde des musiques librement improvisées, que les musiciens « préparent » leur instrument, en utilisant une multitude d’objets ou d’ustensiles permettant de transformer le son de leur instrument ou d’enrichir ses possibilités timbrales. Ce recours à la « préparation » de l’instrument pour modifier le timbre de l’instrument n’est évidemment pas spécifique à la pratique de l’improvisation libre et s’appuie déjà sur histoire assez longue : il suffit de penser aux expérimentations pionnières d’un John Cage – dont les premières pièces pour piano préparé datent de la fin des années 1930 – pour s’en convaincre. Néanmoins, la question de la préparation de l’instrument dans l’improvisation libre se situe à la croisée de deux logiques qui sont essentielles à cette pratique, et revêt donc à cet égard une importance toute particulière.

D’abord, l’introduction d’une médiation supplémentaire entre le geste de production du musicien et le son effectivement émis par l’instrument constitue fatalement une source d’indétermination et d’imprévisibilité supplémentaire : un instrument préparé est souvent l’occasion d’« accidents » – événements sonores totalement ou partiellement inattendus auxquels le musicien se doit de réagir. À cet égard, la préparation de l’instrument est source d’une imprévisibilité féconde, capable de suggérer au musicien des pistes ou des directions qu’il n’avait pas forcément anticipées. L’instrument apparaît alors, au sens propre, comme un partenaire d’interaction, plutôt que comme un pur outil de production sonore. La préparation de l’instrument n’est bien sûr qu’une facette d’un goût beaucoup plus général, qui s’épanouit avec l’improvisation libre, pour l’exploration instrumentale et pour les gestes instrumentaux fragiles ou instables, visant précisément à créer les conditions d’une certaine imprévisibilité :

« Ce n’est pas pour éviter ce qui a déjà été fait (quoi qu’il en dise ?) que l’improvisateur instrumentiste se place souvent dans les zones extrêmes de son instrument (au bord de son instrument), dans une relation extrême avec lui, mais pour que chaque son soit extraordinaire, pas reproductible (même par lui ?) et revienne à une sorte d’indexation (acérée) de l’instant. Ce n’est pas la nécessité d’inventer de nouveaux sons qui pousse l’improvisateur à sortir l’instrument de ses gonds, mais la nécessité d’être dans une situation de mise en évidence de son intention ou de sa non-intention, de la qualité de son intention… instaurer une situation imprévisible… » (Guionnet 2008, p. 136).

La question de l’accident est centrale dans ce nouveau rapport à l’instrument et au discours musical qui se dessine dans l’improvisation libre car celui-ci permet de garantir, en un sens, la possibilité même de l’improvisation – cette capacité à réagir de manière pertinente et inventive à une situation imprévue qui est au cœur du concept d’improvisation mais qui peut s’estomper quand la musique se fait trop prévisible ou les gestes instrumentaux trop prédéterminés.

Ensuite, et peut-être plus centralement, la préparation de l’instrument s’inscrit dans une logique d’extension du timbre instrumental qui est au cœur des pratiques d’improvisation libre qui s’épanouissent un peu partout, essentiellement dans le monde occidental, depuis une quarantaine d’années. On peut au moins donner trois raisons à ce « tropisme timbral » de l’improvisation libre :

  1. Le contexte musical général dans lequel s’est développée l’improvisation libre est celui de l’émancipation du timbre comme paramètre autonome du discours musical, contribuant à faire de l’inouï une des valeurs constitutives de la musique contemporaine du dernier demi-siècle (et même davantage). Il n’y a donc rien de surprenant à ce que cette pratique d’improvisation s’inscrive dans un horizon musical qui est largement celui du XXème siècle dans son ensemble : il n’y a guère de phénomènes musicaux, populaires ou savants, qui aient été épargnés par ce « souci du timbre », et l’improvisation libre ne fait pas exception.
  2. L’improvisateur, par définition même de ce qu’est l’improvisation, crée de la musique à son instrument, avec son instrument, par son instrument, pour son instrument, parfois même contre son instrument… Il semble donc absurde de vouloir considérer l’improvisateur abstraction faite de son instrument. La créativité de l’improvisateur se pense dans le rapport à l’instrument : cela ne signifie aucunement que cette créativité soit de nature purement instrumentale, ou technique ; cela signifie simplement que l’instrument est le lieu privilégié où se cristallise la créativité et l’inventivité de l’improvisateur. « L’instrument, voilà ce qui compte : c’est le matériau, la préoccupation véritable » rappelle justement Steve Lacy (cité dans Bailey 1999, p. 110). À cet égard, il n’est guère étonnant que l’exploration de l’instrument constitue un des centres spécifiques de l’activité créative des improvisateurs, exploration comprise tantôt comme recherche d’un son, ou d’une sonorité singularisante, tantôt comme extension du vocabulaire instrumental, et par là même, élargissement de la palette timbrale de l’instrument, voire dépassement des limites et contraintes organologiques dont il est porteur : comme le rappelle Alain Savouret, longtemps professeur d’improvisation au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, « l’improvisateur libre pousse le plus loin possible l’appropriation de son instrument, jusqu’à la distorsion factuelle de celui-ci » (Canonne 2010, p. 244).
  3. Enfin, la vision de l’improvisation libre comme forme d’improvisation non-idiomatique (Bailey 1999) conduit les improvisateurs à éviter de centrer leur discours sur la manipulation des paramètres qui sont justement, dans la mémoire collective de ces musiciens, les paramètres les plus fortement chargés de prédétermination idiomatiques (hauteurs et durées). C’est en effet le niveau mélodico-rythmique du discours musical qui est de manière privilégiée porteur de la normativité de l’idiome (permettant de faire le distinguo entre une expression musicale bien formée, et une expression musicale hors style), et de ses expressions caractéristiques. L’improvisateur libre se singularise au contraire par son refus de se lier à un idiome donné en amont de la performance, ce qui peut se traduire soit par une musique poly-idiomatique (ou trans-idiomatique) – les références empruntées à telle ou telle tradition d’improvisation étant alors considérées comme des objets trouvés à déconstruire et à recontextualiser, ou bien comme de simples outils de production et de génération du discours (mais non la finalité de ce discours) – soit par une musique infra-idiomatique, pour ainsi dire, une musique plaçant en son cœur le travail de cet agglomérat complexe de propriétés sonores que l’on appelle communément le timbre. Cette idée est magnifiquement résumée par la formule du saxophoniste Jean-Luc Guionnet : « Quand l’idiome vient à manquer, on peut aller au matériau – où pouvoir est à entendre à la fois comme possibilité et comme autorisation : on peut, c’est-à-dire « on a la possibilité de » et « alors seulement on peut » (Guionnet 2008, p. 131). Dans l’improvisation libre, l’idiome laisse donc la place à la matière fondamentale de toute musique, c’est-à-dire au matériau sonore et au timbre instrumental.

Toutefois, ce tropisme timbral de l’improvisation libre peut poser certains problèmes, en particulier aux instruments notoirement peu plastiques de ce point de vue :

« Pour les pianistes : problème. Si on veut neutraliser les doigts qui font les « notes », on rend muet l’instrument puisque les deux mains ont mécaniquement le même rôle, sont toutes deux au service des « notes » dans le jeu usuel via l’interface du clavier… c’est vrai de la majorité des claviers, y compris ceux joués avec des baguettes : ce sont des instruments trop spécialisés, trop hautement dévolus à la culture « tempérée » chromatique ; ils ont perdu, dans leur performante mise au point, du « champ de liberté » quant à tout ce qui facilite les transformations continues de la substance sonore, tout ce que la bouche ou l’archet permet « en plus » des doigts sur d’autres instruments, les variations continues de hauteur, de spectre harmonique… bref, il manque au pianiste une troisième main qui pourrait agir sur les natures et qualités de timbre, les formes dynamiques, etc. » (Savouret 2010, p. 23).

La manière dont les pianistes résolvent cette difficulté est bien connue : ils « préparent » leur instrument de façon à pouvoir non seulement altérer le timbre naturel du piano – rendant ainsi l’instrument méconnaissable, ou le « faisant oublier », notamment dans tout le poids historique qui est celui de cet instrument, tant dans la tradition savante que dans la tradition jazz – mais également à pouvoir explorer des sonorités dé-tempérées, inharmoniques ou bruiteuses ; des matières lisses ou granuleuses ; des attaques douces ou percussives ; des textures continues ou discontinues… ; bref à pouvoir accroître la diversité des timbres dont le piano est capable. Il est donc assez fréquent de rencontrer des artistes pratiquant le piano préparé dans le milieu des musiques improvisées : on citera des artistes comme Benoît Delbecq, Sten Sandell, Sophie Agnel, Philip Zoubek, Frédéric Blondy, Christian Wallumrod ou encore Alexander von Schlippenbach. Toutefois, le piano n’est évidemment pas le seul à bénéficier de ce traitement particulier : on trouvera également des guitares préparées1 ainsi que, dans une moindre mesure, des éléments de batterie (comme la caisse claire ou le tom basse) préparés.

Ce goût pour la préparation de l’instrument dans la scène de l’improvisation libre s’inscrit dans une tendance plus générale à la lutherie sauvage et au bricolage instrumental : prothèses de toutes sortes, augmentations diverses et variées, jusqu’à la confection d’instruments singuliers, comme le « Spat’sonore » créé par Nicolas Chedmail2, ou le saxophone microtonal mis au point par Sergio Merce3. Tout se passe comme si le tropisme timbral de l’improvisation libre faisait passer de l’improvisation comprise comme invention à l’instrument à l’improvisation comprise comme invention de l’instrument. Nombreux sont en effet les improvisateurs à franchir ce pas et à se constituer leur propre instrument spécifiquement dédié à l’improvisation, sous la forme d’un set d’improvisation (c’est-à-dire, littéralement, un ensemble d’éléments possédant chacun une ou plusieurs fonctions relativement bien identifiées), ensemble d’objets ou d’instruments plus ou moins hétéroclites qui viennent en quelque sorte définir l’identité sonore de l’improvisateur, que ce soit la « grosse caisse entourée » de Lê Quan Nihn4 ou les surfaces rotatives de Pascal Battus5, sans compter la multitude de dispositifs électroacoustiques ou informatiques que les improvisateurs utilisent pour modifier en temps réel leur production instrumentale6. Et en un sens, la préparation de l’instrument peut être lue comme une transformation de l’instrument en dispositif d’improvisation, et se rattacher à ce mouvement général auquel semble irrésistiblement inviter la pratique collective de l’improvisation libre, avec les contraintes de versatilité et d’adaptabilité qui lui sont inhérentes7.

On se propose de montrer dans le présent article que cette pratique de préparation de l’instrument (en l’occurrence le piano) modifie assez fondamentalement le rapport que le musicien peut avoir à son instrument dans la situation d’improvisation. Nous nous appuierons pour cela sur une étude réalisée auprès de la pianiste Ève Risser8 – jeune improvisatrice très en vue de la scène parisienne depuis son passage à l’Orchestre National de Jazz entre 2008 et 2013 – qui croise des données issues de diverses sources :

  1. Deux entretiens semi-directifs avec la pianiste sur sa pratique du piano préparé et de l’improvisation (un entretien exploratoire en octobre 2013 et un entretien complémentaire en avril 2014).
  2. L’enregistrement vidéo de cinq improvisations réalisées en mars 2014 : deux improvisations en solo ; deux improvisations avec un saxophoniste avec lequel elle n’avait jamais joué auparavant ; et une improvisation avec un clarinettiste avec lequel elle joue régulièrement ;
  3. Des séances de verbalisation à partir des enregistrements vidéo de ces improvisations réalisées immédiatement après la performance, et dans lesquelles la musicienne devait tenter de restituer les diverses pensées qui l’avaient traversée pendant l’improvisation ;
  4. L’examen de différents carnets de notes prises par la pianiste entre 2008 et 2010, dans lesquels celle-ci documente son travail du piano préparé ;
  5. Une séance de verbalisation à partir de la relecture de ces carnets (avril 2014).

Nous montrerons d’abord que le travail de préparation du piano peut être lu comme une matérialisation progressive d’un répertoire timbral. Mais la transformation de l’instrument ainsi opérée a un certain nombre de conséquences sur la situation d’improvisation elle-même, qu’il s’agira d’examiner dans un deuxième temps. Cela nous conduira à mettre en évidence la coexistence de deux régimes cognitifs parallèles dans le temps de l’improvisation, renvoyant respectivement à une internalisation et à une externalisation des processus cognitifs de l’improvisateur ; il apparaîtra alors que le piano préparé peut être vu comme faisant partie de l’esprit « étendu » de l’improvisateur, ce qui permet d’expliquer en partie les spécificités tant musicales que cognitives qui semblent caractériser la pratique d’improvisation d’Ève Risser.

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1. La guitare préparée est notamment utilisée par des improvisateurs comme Keith Rowe, Fred Frith, Michael Renkel ou encore Kim Myhr.

2. https://www.youtube.com/watch?v=84OgYYjpFcs.

3. https://www.youtube.com/watch?v=yjECQo1XvkE.

4. https://www.youtube.com/watch?v=skiLDE_AMlg.

5. http://www.dailymotion.com/video/xankv9_mulhouse-festival-meteo-2009-pascal_creation.

6. Voir par exemple le pianiste Sebastian Lexer, qui parle de « piano + » pour qualifier son instrument ou encore le tromboniste Denis Beuret, qui utilise une multitude de capteurs et de pédales pour piloter divers patchs informatiques.

7. À cet égard, on pourra se reporter à cette réflexion de Michel Portal dans la partition de Vinko Globokar, Individuum Collectivum : « Chaque membre du groupe joue bien de son instrument d’une manière traditionnelle. Pourtant pour improviser ensemble l’instrument tel quel semble ne pas suffire. On utilise d’autres instruments, y inclus des objets sonores […]. L’instrumentarium s’émancipe. N’est-ce pas une facilité ? S’astreindre à un seul instrument est sûrement une gageure plus risquée pour laquelle l’un ou l’autre n’opte que sporadiquement. Si je veux avec ma clarinette m’amalgamer à une percussion il est fort probable que le son normal de la clarinette ne me satisfera pas. Je vais devoir inventer de nouveaux traitements de l’instrument, de nouvelles techniques ou alors, moi aussi, jouer sur des instruments de percussion. La première solution est plus intéressante mais au fond le choix est individuel puisque le groupe ne discute pas sur des sujets aussi personnels » (section 26c, nous soulignons).

8. Les liens suivants permettent de se faire une idée des improvisations de la musicienne en situation de concert : en solo (http://www.francemusique.fr/emission/l-improviste/2013-2014/la-pianiste-eve-risser-radio-france-06-30-2014-00-00), en duo (http://www.dailymotion.com/video/xqq8px_a-l-improviste-eve-risser-joris-ru-hl_music) ou en trio (https://www.youtube.com/watch?v=bKQ58L8Os30). Les albums d’Ève Risser sont principalement publiés sur le label franco-allemand Umlaut Records (http://www.umlautrecords.com).