Clément Canonne - Le piano préparé comme « esprit élargi » de l’improvisateur : Une étude de cas autour du travail récent d’Ève Risser

La préparation du piano comme matérialisation du répertoire timbral

Pour la pianiste Ève Risser, la préparation du piano répond essentiellement à deux objectifs :

  1. D’abord, pouvoir « brouiller » la référence idiomatique au jazz qui revient « naturellement » sous les doigts de la pianiste9.
  2. Mais surtout, pouvoir accéder à toute une gamme de nouveaux sons beaucoup moins clairement tempérés, voire franchement bruiteux – constituant un matériau relativement étranger à la tradition jazzistique10 – qui permettent notamment à la pianiste de fusionner du point de vue du timbre avec une grande variété d’instruments11. Cette volonté de pouvoir imiter les sons d’autres instruments a d’ailleurs clairement guidé Ève Risser dans son travail de préparation12, sorte de bricolage permanent par lequel la musicienne tente de s’approcher d’un résultat donné (par exemple un son d’instrument à vent) en manipulant de manière tantôt exploratoire, tantôt systématique13, une série d’objets hétéroclites détournés de leur usage premier.

Ce travail aboutit à la constitution d’un véritable répertoire d’objets, aux frontières de plus en plus fixes et déterminées au fur et à mesure que les choix de la musicienne se précisent14. Tous ces objets sont consignés dans les carnets rédigés par la pianiste (on en trouvera un exemple dans la Figure 1).

Figure1
Figure 1

Voici une liste non exhaustive des objets utilisés par Ève Risser pour préparer son piano : scotch, types d’aimants très variés (gros, petits, en boule…), pad de batterie, disque plat en métal, plaque en verre (carreau), vibromasseur type « œuf », cônes en polystyrène, bols en polystyrène, chambres à air, brosse dure, tissu en velours, ebow, toutes sortes de perles (accrochées à des fils), grosse boule en verre, patafix, papier calque, diverses baguettes et mailloches, boîte en métal contenant des billes, pierre plate, etc… La Figure 2 permet d’avoir un aperçu de ces objets lorsque ceux-ci sont utilisés dans le cadre d’une improvisation.

Figure2
Figure 2

Ce répertoire d’objets est évidemment étroitement associé à un répertoire de sons, et c’est là le point crucial : pour la musicienne, penser à des sons ou à des timbres, c’est penser à des matières ou à des objets :

« Quand j’improvise, je me dis : j’aimerais entendre ce genre de son, et là je dois tout de suite visualiser une matière ou un objet qui pourrait me donner ce son […]. Du coup pour moi un objet égale un son, ou alors un objet égale plein de sons, mais un certain type de sons ».

Cette confusion entre les objets et les sons apparaît explicitement au détour d’une page d’un des carnets de la pianiste (voir Figure 3). Alors que celle-ci note des idées d’exercices et de contraintes pour travailler l’improvisation, une hésitation semble surgir : faut-il contraindre l’improvisation à l’utilisation du premier matériau utilisé, ou bien du premier son produit ? L’improvisation doit-elle être guidée par les possibilités de l’outil utilisé pour faire le premier son ? Ou bien par les possibilités du son lui-même ? Cette question est visiblement importante pour la musicienne : elle pose trois fois de suite la question, et avec une écriture différente à chaque fois, ce qui semble indiquer qu’elle y est revenue et s’y est arrêtée plusieurs fois. Mais le fait même qu’elle se pose la question indique bien que la distinction entre son et objet n’est pas entièrement claire pour la pianiste, ou en tout cas, qu’elle n’est pas forcément pertinente.

Figure2
Figure 3

Il y a donc une certaine réification du répertoire timbral, réification littérale puisque les sons deviennent des objets, que la musicienne utilise de diverses manières dans son piano. Plus précisément, les objets se trouvent associés à des types de sons, plutôt qu’à des sons particuliers. Là encore, les carnets de la musicienne sont riches d’enseignements. Ainsi, on peut voir dans la Figure 4 un premier classement des objets utilisés – chacun représenté par un pictogramme particulier – en fonction du type de sons qu’ils peuvent produire : sons soufflés, vibrés, tenus, percussifs, secs, liquides, de cloche…

Figure4
Figure 4

Figure5
Figure 5

Mais il est intéressant de constater que cette catégorisation n’est pas figée. Ainsi, on trouve dans les carnets de la musicienne une représentation graphique plus tardive du répertoire, qui associe un code couleur aux différents pictogrammes, en fonction d’une typologie qui n’est pas explicitée (voir Figure 5). Ce qui est certain, néanmoins, c’est que les critères de classement ne sont pas les mêmes que dans la catégorisation de la Figure 4 : ainsi, les ebows et les chambres à air, qui appartenaient précédemment à la même catégorie (les sons entretenus), se trouvent désormais appartenir à des catégories différentes. Une hypothèse possible15 est que ce nouveau classement croise deux séries de critères : un critère timbral, comme dans le classement précédent, renvoyant à la nature du son produit ; et un critère gestuel, renvoyant au type de manipulation requis par l’objet. Ainsi, la couleur rouge concerne très probablement les objets produisant des sons continus ou entretenus de manière quasiment automatique, sans engagement corporel fort de la pianiste (comme les ebows, qui produisent leur son une fois allumés et placés au bon endroit, si les étouffoirs sont levés) ; à l’inverse la couleur noire/violet foncé concerne sans doute les objets produisant des sons entretenus mais qui nécessitent une action continue de la pianiste (comme les chambres à air, qui doivent être frottées lentement et avec beaucoup de pression sur les cordes pour produire leur effet). D’autres couleurs semblent quant à elles renvoyer au caractère plus ou moins « vivant » des objets qui ont en commun de produire plutôt des sons percussifs ou inharmoniques, mais qui « proposent » plus ou moins d’accidents heureux (ce que Ève Risser appelle la « magie ») une fois qu’ils sont placés sur le piano.

Il est donc probable que le classement des objets évolue à mesure que ceux-ci sont utilisés en situation d’improvisation. La compréhension de leur rôle évolue dès qu’ils sont saisis comme s’insérant dans le contexte performatif de l’improvisation : d’une équivalence objet/son à l’objet compris comme ensemble de possibilités sonores pertinentes pour un certain type de situation musicale16. En conséquence, les objets ne sont plus associés à des fonctions sonores, mais plutôt à des fonctions musicales, des types de situation d’improvisation dans lesquels ils sont susceptibles d’intervenir : les objets semblent prendre davantage leur sens dans une utilisation polyphonique, conformément à la nature profonde du piano17, d’où également la prise en compte de critères gestuels ou d’ergonomie. L’évolution des carnets de la musicienne est à cet égard parfaitement révélatrice : alors que les premières pages sont clairement consacrées à un inventaire d’objets et de techniques pianistiques, les dernières pages sont consacrées aux différentes manières de combiner ces objets ou ces techniques (voir Figure 6).

Figure6
Figure 6

Pour le dire autrement, les objets perdent petit à petit leur autonomie sonore pour s’intégrer finalement au piano – on pourrait même dire : se faire digérer par le piano – devenir des parties d’une sorte de piano augmenté, véritable instrument de la musicienne :

« J’ai toujours envie d’avoir mes objets de côté si c’est une session d’improvisation, parce que ça fait partie de mon instrument, pour qu’il soit complet, même si je ne les utilise pas forcément » (nous soulignons).

Toutefois, la préparation du piano n’a pas pour seule conséquence l’enrichissement des possibilités timbrales de l’instrument ; c’est plus profondément la situation d’improvisation elle-même qui se trouve modifiée par la transformation de l’instrument induite par la préparation du piano.

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9. « J'utilise beaucoup d’idiomes quand je joue… Le fait de pouvoir faire un bel accord majeur mais préparé, pour moi ça revient à faire un cluster… ça m’amène une couleur qui pour moi est plus facile à gérer… je pense qu’on peut gérer les tensions avec les clusters mais c’est un énorme travail que je n’ai pas fait et que visiblement je n’ai pas envie de faire puisque je trouve des subterfuges à la place… j’ai du mal à être musicale tout en étant atonale quand je suis sur les touches. J’aime tellement l’harmonie modale ».

10. « Pour pouvoir sortir du côté jazz de l’improvisation, c’est très important d’avoir accès à des sons non-tempérés, ou carrément étrangers à l’instrument, où on ne reconnaît plus la source de l’instrument ».

11. « Quand j’ai commencé l’impro[visation], j’avais l’impression qu’improviser c’était essayer de faire la même chose que l’autre mais pas en même temps ».

12. « Maintenant, ça m’arrive d’utiliser cette technique juste pour chercher des sons, pour moi : le fait d’imiter un instrument permet vraiment de chercher des nouveaux sons sur le piano. Et tous les sons que j’ai cherchés, comme je ne savais pas comment m’y prendre, j’écoutais un disque de saxophone solo ; c’est comme cela que j’ai cherché tous mes premiers sons ».

13. « C’est très laborieux, je prends un objet et j’essaye partout ce qu’il peut faire ».

14. « Mon set d’objets ne bouge plus trop, parce que les objets qui le constituent évoluent beaucoup plus à l’intérieur. Le set a bougé au fil du temps, mais ça s’est plutôt fait en enlevant ; j’ai fait des choix par amour de certains sons et non-amour d’autres, et des possibilités musicales qui viennent avec ».

15. Ève Risser ne se souvient plus précisément des critères de ce classement, mais l’hypothèse proposée lui semble pertinente.

16. « C’était figé, je me disais : alors ce son, il me donne ça… euh, je veux dire : cet objet, il me donne ça… du coup, je prenais mes objets pour des sons, alors que maintenant – pour des possibilités de sons ». On notera le savoureux lapsus qui amène la musicienne à confondre son et objet, alors même qu’elle relativise cette équivalence.

17. « C’est la raison pour laquelle je pense à cette polyphonie : pour moi, c’est de là que vient un peu la magie du piano : on peut faire plein de choses avec plein de couches différentes, du coup, j’ai vraiment envie de faire ça. Je n’ai pas envie de jouer comme si j’étais un saxophoniste ».