Pour la Paix de Iannis Xenakis, Une œuvre singulière

Makis Solomos

 

Dans la production musicale de Xenakis, Pour la Paix occupe une place singulière. Combinant quatre récitants, chœur mixte (32 voix minimum) et sons UPIC sur support, cette œuvre fait partie de ses rares pièces mixtes[1]. Par ailleurs, il s’agit de l’unique création radiophonique de Xenakis, ce qui explique la très grande importance du texte (qui est de Françoise Xenakis) lu par les récitants, dont les sons UPIC constituent en partie un commentaire, les chœurs pouvant être appréhendés comme des chœurs de tragédie antique. Enfin, sans doute en raison de la complexité de son projet, elle est peu jouée ou diffusée, et reste méconnue.

Composée en 1981-82, Pour la Paix résulte d’une commande de Radio France (et de l’INA-GRM) sous la forme d’une œuvre radiophonique, un Hörspiel, c’est-à-dire une pièce à diffuser à la radio. L’œuvre devait être présentée au Prix Italia[2], un concours organisé par la RAI depuis 1948 – et existant toujours –, primant des programmes radiophoniques et télévisuels. Mais ce ne fut pas le cas. Sur ce point, Xenakis a des mots amers :

« Pour la paix aurait dû être présenté pour le Prix Italia. Mais il ne fut jamais envoyé, car j’ai été trahi par la radio française. On m’a demandé d’écrire cette pièce, mais il se trouve que, cette année, le concours n’avait pas ouvert cette catégorie »[3].

Dans des entretiens qu’il m’a accordés, Daniel Teruggi, qui fut l’assistant de Xenakis durant la composition de la pièce, confirme :

« Au départ le projet était une commande de Radio France pour être présenté au Prix Italia, donc une œuvre radiophonique. L'œuvre n'a pas plu, elle n'a même pas été choisie par le comité interne de sélection Radio France »[4].

La pièce fut créée en concert, le 23 avril 1982, au Grand auditorium de Radio France (Paris)[5], dans le cadre d’un concert intitulé « Hommage à Pierre Schaeffer » et comprenant successivement Carnet de Bal de Pierre Schaeffer, Pierres Réfléchies de Pierre Henry (création, commande de l’Union européenne de Radio-Télévision), Voyage au Centre de la Tête (création, commande de l’État et de l’INA-GRM) de François Bayle et Pour la Paix[6]. Lors de ce concert, les compositeurs diffusaient eux-mêmes leur pièce à l’aide de l’acousmonium. Pour la Paix était sans doute donné dans la version que nous appellerons acousmatique, c’est-à-dire entièrement sur support[7].

Pièce radiophonique à l’origine, mais créée finalement en concert avec une partie de l’effectif en direct : on voit déjà une ambiguïté intéressante se glisser dans les circonstances de la création. Le catalogue Xenakis chez Salabert prolonge l’ambiguïté. Ne possédant pas de rubrique « œuvres radiophoniques », il fait figurer Pour la Paix dans la rubrique « électroacoustique », indiquant : « Version pour chœur, récitants et musique. Bande réalisée au CEMAMu et au GRM, Paris. Durée : 26’45’’. Bande magnétique 2 pistes (existe aussi en version DAT), 4 haut-parleurs minimum ». Mais la pièce figure également dans la rubrique « Chœur », qui propose quatre versions : I. chœur mixte a cappella ; II. chœur mixte a cappella, 4 récitants et bande stéréo (sons UPIC) ; III. 4 récitants et bande stéréo (comprenant les chœurs enregistrés et les sons UPIC) ; IV. bande seule (réunissant chœur, récitants et sons UPIC).

Il y a donc cinq versions possibles de la pièce. La première est sa forme radiophonique, qui n’existe pas comme telle dans le catalogue en question. Les quatre autres sont des versions pour le concert. La première ne conserve que les parties de chœur, mises bout à bout, elle dure environ 7’[8]. Cela peut sembler étonnant, mais, en même temps, exprime l’importance que Xenakis accordait à l’époque aux chœurs. Cette version, étant sans le texte de Françoise Xenakis (les chœurs ne chantent que des phonèmes, à la manière habituelle de Xenakis), pourrait également être appréhendée comme la version « musicale » de l’œuvre, à la manière des versions définitives que Xenakis fit de l’Orestie ou de Medea, lorsqu’il ne conserva que les parties musicales des présentations théâtrales initiales ; mais cela en plus sommaire. Les trois autres versions, qui comprennent toutes les parties, sont des versions de concert, qui vont d’une version où aussi bien les narrateurs que les choristes sont sur scène à une version acousmatique (tout est sur support) en passant par la version où les narrateurs sont sur scène et les choristes sur support. Il est à noter que la version acousmatique correspond à la version radiophonique (ou électroacoustique d’après le catalogue), mais s’en distingue puisqu’elle est à diffuser en concert.

On pourrait, comme on verra dans l’analyse des sons UPIC, émettre l’hypothèse qu’il existerait également une version pour UPIC seul, qui met bout à bout les sons UPIC – l’équivalent de la version pour chœur seul.

Le présent article propose une première approche de Pour la Paix. Sans entrer dans tous les détails de l’analyse, il souhaite faire le tour de certaines questions et ébaucher quelques pistes de réflexion que d’autres travaux pourraient prolonger. Il souhaite rendre justice à cette pièce qui, de même qu’elle est peu jouée et diffusée, est encore trop peu commentée par les spécialistes. En ce qui concerne ces derniers, voici la liste des quelques travaux qui s’y réfèrent : Rudolf Frisius (1986), Jean-Marc Bardot (1999) et James Harley (2004) offrent une introduction générale ; Kostas Tsougras (2005) analyse la structure des hauteurs des parties chorales[9].

Dans un premier temps, nous étudierons le projet de l’œuvre, nous nous livrerons à une première ébauche de sa génétique et nous mentionnerons les documents disponibles. Puis, nous analyserons tour à tour les composantes suivantes : le texte lu par les quatre récitants ; les parties UPIC ; les chœurs. Enfin, nous aborderons la question de l’assemblage de ces composantes, pour constater sa fragilité. Et nous émettrons l’hypothèse que, parmi les multiples versions possibles, celle en concert où les narrateurs et les chœurs sont en direct, est peut-être la version qui rend le plus justice à la pièce : une exécution en direct met justement en valeur la grande – et fort intéressante d’un point de vue dramaturgique – fragilité qui domine les relations entre les quatre composantes. La conclusion sera réservée au point culminant – du point de vue narratif – de la pièce, l’explosion qui tue les deux protagonistes, explosion qui fait écho à un événement important dans la vie de Xenakis.

 

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[1] Seules trois œuvres de Xenakis sont mixtes : Analogique A et B (1958-59 : 9 cordes + bande 4 pistes), Kraanerg (1968-69, musique de ballet, mixte : orchestre + bande 4 pistes) et Pour la Paix.

[2] Lors de la création de la pièce en concert, Xenakis indique dans la notice du programme : « Pour la Paix est une commande de Radio France pour ce concert organisé dans le cadre de l’Union Européenne de Radiodiffusion et destinée à représenter ultérieurement Radio France au Prix Italia » (Archives Xenakis, dossier écrits 9/52 et dossier œuvres 26/4).

[3] « Pour la paix should have been entered for the Prix d’Italia. As it happens it was never sent because I was betrayed by French Radio. They asked me to write this piece but it turned out that the competition that year didn’t cover that particular category » (Iannis Xenakis in Bálint A. Varga, Conversations with Iannis Xenakis, Londres, Faber and Faber, 1996, p. 171).

[4] Daniel Teruggi, entretien écrit (email), avril 2012.

[5] Dans le catalogue Salabert de Xenakis, on lit que la création s’est déroulée au studio 105 de la Maison de la Radio.

[6] On trouvera dans les Archives Xenakis (dossier œuvres 26/4) l’ensemble du programme du concert, comprenant une introduction de Schaeffer, les biographies des compositeurs, les notes de programme des pièces (à noter que la pièce de Bayle est dédiée à « P.S. [Pierre Schaeffer], P.H. [Pierre Henri] et Y.X. [Xenakis] »).

[7] Dans le programme du concert, on lit :
« Récitants : Danielle Delorme, Françoise Xenakis, Philippe Bardy, Maxence Maylfort.
Avec la participation des Chœurs de Radio France sous la direction de Michel Tranchant du Groupe de recherches musicales de l’INA. Assistant : Daniel Teruggi ».
C’est l’entretien avec Daniel Teruggi (cf. infra) qui permet de comprendre que la diffusion s’est faite entièrement sur support.

[8] Et non pas 10’ minutes comme indiqué dans le catalogue.

[9] Cf. Rudolf Frisius, « Formalisierte Musik. Iannis Xenakis' Hörstück Pour la Paix », Musik Texte vol.13, 1986, p. 39-41 ; Jean-Marc Bardot, Cendrées de Xenakis ou l’émergence de la vocalité dans la pensée xenakienne, mémoire de maîtrise, Université Jean Monnet (Saint-Etienne), 1999 ; James Harley, Xenakis. His Life in Music, New York, Routledge, 2004 ; Kostas Tsougras, « An analysis of Pour la Paix (1981) for a cappella mixed choir by Xenakis », in Anastasia Georgaki, Makis Solomos (éd.), Proceedings of the « International Symposium Iannis Xenakis », Athènes, University of Athens, 2005, p. 161-168, http://www.iannis-xenakis.org/fxe/actus/symposium.html.


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