L'explosion finale

La fin de Pour la Paix contient le plus long extrait de texte de Et alors les morts pleureront. Les deux garçons se retrouvent… pour mourir :

(F2.) « Rassemblement… une patrouille de neuf hommes. Ordre de cerner le lac et de tirer à vue. Mais mon cap… le cessez-le-f… ? Et les neuf hommes – algues parmi les algues – cernent le lac.

F1. Un peu de biais que l’eau le pénètre mieux il entre dans le lac le fusil en haut des bras et il eut l’hésitation qu’il avait depuis toujours : l’envie de se recroqueviller de reculer puis l’engourdissement le fit se plier et se couler jusqu’au cou au milieu des herbes qui se plièrent avec lui.

F2. Un peu de biais que l’eau le pénètre et que les herbes le frôlent et cette hésitation cette peur à se glisser, à se laisser prendre par les eaux. Nager, nager et se rencontrer au milieu de l’étang et corps contre corps plonger droit jusqu’au fond.

F1. Si il y a le signe, je lâche mes grenades et je nage. Et alors les oiseaux dérangés s’envolèrent… à trois. Laissa donc son fusil s’enfoncer dans les eaux et nage maintenant et rit de son battement de pieds toujours irrégulier.

F2. Ce bruit de bras il le connaît le gauche trop arrondi et plus ou moins profond c’est lui. Et il se dresse et il rit.

F1. C’est lui. Et il se dresse et il rit. Et ils vont se toucher se joindre au point et mains contre mains corps contre corps plongeront droit yeux ouverts et là regarderont le tourbillon des fonds, compteront jusqu’à neuf et alors seulement remonteront tous deux vainqueurs de rien. Heureux. Retrouvés.

F2. La grenade explosa juste au-dessus d’eux. Et ils eurent le temps de penser lui que c’était bien ainsi et lui que NON.

Puis, la dernière séquence UPIC fait entendre des sons qui évoquent le début de Metastaseis, mais qui, dans ce contexte, prennent l’allure de lamentations, lamentations que prolongera la dernière séquence chorale, très belle et profondément triste.

Arrêtons-nous sur l’explosion qui tue les deux jeunes garçons. Il y a quelque chose qui étonne : cette explosion n’est nullement convaincante, elle est totalement assourdie. Pour quelqu’un comme Xenakis qui fait entendre des explosions sonores dans des situations musicales normales, c’est très frappant ! J’ai interrogé sur ce point Daniel Teruggi et Françoise Xenakis, voici leurs réponses, fort différentes :

« Nous avons eu beaucoup de mal à fabriquer une explosion convaincante au moment où la bombe tombe sur les deux nageurs »[1].

« Il a fait une mort douce. Les enfants sont soulagés »[2].

Mais peut-être est-ce aussi en relation avec le vécu de Xenakis. La première chose qui nous vient à l’esprit, lorsqu’il est question d’explosion, c’est bien sûr les événements grecs de décembre 1944, qui faillirent lui coûter la vie. Comme on le sait, sa musique ainsi que ses polytopes sont marqués par la violence de cet événement. Mais peut-être que, avec Pour la Paix, c’est-à-dire 37 ans après ces événements, ce souvenir était devenu moins douloureux, et l’explosion comme assourdie. C’est ce que laisse suggérer le dialogue suivant :

« Varga. Vous continuez à vous battre contre les démons de la guerre, les démons de votre propre passé, autour des questions fondamentales de vie et de mort. J’hésite à le dire, mais je suis presque désolé pour vous : il semblerait que vous ne pouvez pas surmonter votre passé.

Xenakis. Peut-être avez-vous raison. Cependant, le monde est plein de monstres. […] Où que vous regardiez – en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud, les peuples sont en détresse. La situation n’est peut-être pas aussi grave que pendant la Seconde Guerre mondiale, mais les changements qui ont lieu d’une manière tranquille se passent à une échelle que l’humanité ne connaissait pas. Pensez seulement à la crise et à la fin des idéologies et des systèmes en Europe de l’Est. Ce n’est pas seulement le passé qui m’affecte »[3].

 

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[1] Daniel Teruggi, entretien écrit (email), avril 2012.

[2] Françoise Xenakis, entretien oral, avril 2012.

[3] « Varga. I’d like to begin with something that hasn’t changed. On the evidence of pieces like Lichens I, Ata or Pour la paix, you’ve been sitting in this studio like a latterday St-Anthony the Great, still battling with the monsters of war, the monsters of your own past, and with the fundamental question of life and death. I hesitate to say this, I’ve been almost sorry for you: it seems you can’t break out of your own past.

Xenakis. Perhaps you’re right. On the other hand, the world is still full of monsters. Wars, terrorism, gigantic adjustments to the different ideologies that are having to be made everywhere on the planet. Wherever you look – in Asia, Africa, even in South America – people are in distress. The situation may not be as acute as in the Second World War, but the changes that are taking place in a quitter way are on a scale previously unkown to mankind. Just think of the crisis and collapse of ideologies and systems in Eastern Europe. It’s not merely the past that affects me » (Bálint A. Varga, Conversations…, op. cit.,  p. 140).


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