L'assemblage / À propos de l'interprétation

Pour la Paix est une pièce mixte, mais d’une mixité complexe, car il y a trois éléments totalement hétérogènes : les narrateurs, le chœur, la bande UPIC. À vrai dire, le projet xenakien ne consiste pas à mettre ensemble des univers sonores, mais, partant du texte, à l’encadrer musicalement – soit en l’illustrant d’une manière quasi littérale, comme il en va de certaines séquences UPIC, soit en le prolongeant musicalement, notamment avec les chœurs –, en utilisant ces deux moyens sonores et musicaux que sont la voix humaine et l’électronique. Entre ces trois entités, se tisse un jeu de combinatoire, explorant toutes les possibilités : alternance, superposition à deux ou à trois. La schéma de l’exemple 18 fournit le déroulement de cet assemblage.

Exemple 18. Déroulement global de Pour la Paix : assemblage des trois composantes.

Cet assemblage est très fragile, il ne tient parfois qu’à un fil. En effet, si le texte fournit une unité d’ensemble, les sons UPIC et les chœurs ne fusionnent ni ensemble, ni avec les narrateurs. Le risque est toujours grand que chaque séquence s’autonomise et que l’œuvre apparaisse comme une simple succession de moments hétérogènes. On constatera cependant qu’il y a deux éléments qui contribuent à donner une unité à l’ensemble. D’une part, bien entendu, la narration, qui s’achemine vers l’explosion finale. D’autre part, le fait que, à partir de la quatorzième minute, les interventions et de la bande UPIC et des chœurs se rallongent, finissant ainsi par faire disparaître l’impression de collage.

Il n’en reste pas moins que l’assemblage est fragile. C’est peut-être pourquoi certains auditeurs doutent parfois de la teneur même de la pièce. Ce fut peut-être le cas de Xenakis lui-même. Écoutons encore une fois Daniel Teruggi :

« Il faut dire que Pour la Paix est une œuvre hors norme pour Xenakis, c'était du radiophonique, de la narration basée sur un texte, domaine dans lequel il n'excellait pas. Il était assez tendu et même inquiet lors de la production (c'est une impression, je n'ai pas d'autres références sur la manière dont il travaillait). À la fin de la première minute de l'œuvre, on écoute et il me pose la question suivante: “c'est bien? Qu'est-ce que vous en pensez ?”. Je ne me sentais pas capable de donner le moindre avis, tant la personnalité (ou l'image de sa personnalité et parcours) était importante pour moi. Ceci a continué jusqu'à la fin ; la veille du concert on termine vers 21h, Françoise arrive pour écouter, elle fait des commentaires positifs et on va boire un verre aux Ondes (seule fois où il m'a invité à quelque chose). Là c'était assez dur, il était complètement déprimé, s'interrogeait sur l'intérêt même de la pièce, cela m'a tellement surpris, mais bon, ne le connaissant pas c'est peut être une attitude régulière chez lui à la fin de chaque œuvre »[1].

Il faut tempérer cette sensation d’échec. Elle tient dans une très large mesure à la version radiophonique de la première, qui est la version reprise dans le CD chez Fractal. En effet, comme le constate James Harley :

« Malgré l’intensité des textes, Pour la Paix est plutôt décevant en tant que présentation radiophonique. Les séquences de matériau se succèdent les unes aux autres avec peu de tuilage, même si les sons électroniques apparaissent parfois en conjonction avec les parties parlées et chantées. Il y a également un manque de profondeur sonore et d’organisation spatiale qui est troublante si l’on tient compte du niveau de complexité que l’on trouve dans toute structure radiophonique, sans même mentionner d’autres œuvres électroacoustique, y compris celles de Xenakis »[2].

Plus généralement, c’est peut-être la version radiophonique elle-même qui n’est peut-être pas la meilleure version. En effet, une version sur support, figée, tendra toujours à mettre en avant la fragilité de l’assemblage, c’est-à-dire le risque que le déroulement global de la pièce puisse apparaître comme un montage sans dynamique globale. Les sons UPIC contrastant violemment avec les récitants et le chœur, les parties de chœur étant souvent élaborées comme des entités musicales autonomes (de même que certaines séquences de sons UPIC) et contrastant donc aussi à leur manière, la version entièrement de concert (récitants et chœurs sur scène) est préférable, car elle fournit une tension dramatique dans laquelle peuvent mieux prendre place les contrastes en question. Une version scénique, avec élaboration dramaturgique, pourra amplifier cette tension et tempérer l’effet de montage, en donnant une dynamique.

En tout cas, on se doit d’essayer d’aller dans ce sens : c’est ce que nous avons tenté de faire dans le colloque Iannis Xenakis, La musique électroacoustique (2012), où la pièce a été donnée en version de concert, dans une interprétation qui est en étroite relation avec l’analyse proposée dans cet article[3]. Car Pour la Paix est l’une des pièces les plus singulières et peut-être les plus touchantes de Xenakis…

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[1] Daniel Teruggi, entretien écrit (email), avril 2012.

[2] « In spite of the intensity of the texts, Pour la paix is rather disappointing as a radiophonic presentation. The sequences of material mostly succeed each other with little overlap, though the electronic sound do appear at times in conjunction both with the spoken and sung parts. There is also a lack of sonic depth and spatial organization that is troublesome considering the level of sophistication common in all kinds of bradcasts, not to mention other electroacoustic works including Xenakis’ own » (James Harley, Xenakis. His Life in Music, New York, Routledge, 2004,  p. 142).

[3] Colloque Iannis Xenakis, La musique électroacoustique, Université Paris 8 – laboratoire Esthétique, musicologie, danse et création musicale, mai 2012. Interprétation de Pour la Paix avec l’ensemble vocal Soli-Tutti et le Petit chœur de Saint-Denis, direction Denis Gautheyrie, quatre récitants pris dans Soli Tutti (Charles Arden, Nicolas Dangoise, Jean-Philippe Dequin, Gilles Doneux), Guillaume Loizillon et l’auteur de ces lignes se chargeant de la diffusion des sons UPIC.


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