Détails de l'articulation.

1. Écarts vocaliques.

Je propose maintenant un autre extrait de notre document phonographique, pour voir ce qui se passe lors de l'émission des différentes voyelles. Examinons, par exemple, le passage qui va du début de l'échantillon à 6,5": bien que la note chantée soit constamment la même (un la à 220 Hz), les formants de la quintina – absents au début – sont renforcés seulement par la suite (à partir de 3,5") en correspondance avec la voyelle [a] et l'effet se produit uniquement à partir de ce moment[13].


Clip vidéo 1 / Exemple sonore 5. Écarts vocaliques.


Figure 3. Sonogramme de l'exemple 5. [agrandir]

Les chiffres désignent les numéros d'ordre des harmoniques qui prédominent. Le plus souvent, on voit ressortir le couple d'harmoniques 4 et 6, ceux de la quintina. Ce sonogramme illustre le contenu spectral de la séquence avant l'élimination de l'harmonique 3 effectuée par nous. N.b. : dans tous les sonogrammes présentés ici, l'échelle disposée sur l'axe des abscisses indique le temps mesuré en secondes, l'échelle sur l'axe des ordonnées indique les fréquences mesurées en Hz.

Le long de toute cette séquence, la présence ou l'absence de la quintina sont déterminées par le changement de voyelle (comme on le sait, à chaque voyelle correspond une configuration distincte de l'enveloppe spectrale). Elle affleure à partir de différentes hauteurs du son (voir infra) mais toujours en concomitance avec la voyelle [a]. Il est à remarquer, cependant, que pendant un  court instant, au tout début (entre 0,5" et 1"), le chanteur attaque bel et bien la hauteur et la voyelle qui partout ailleurs favorisent son déploiement. Mais ici la pose de la voix choisie par lui est un peu différente ; l'harmonique 7 est accentué aux dépens de l'harmonique 6 et l'effet ne se produit pas.

Par ailleurs, ces observations nous conduisent à exclure l'hypothèse que certaines résonances soient amplifiées par l'environnement où a eu lieu l'enregistrement, ou par des microphones impliquant une réponse particulière  en fréquence. Si c'était le cas, de telles résonances apparaîtraient partout et non pas seulement quand le chanteur adopte une posture vocale spécifique.

Une quintina réussira surtout en coïncidence avec une voyelle ouverte. Pour revenir au contexte du chœur – et plus précisément à celui de l'enregistrement du Jesu cité à la note 2 – on remarquera que s'il est vrai que la quintina peut surgir en correspondance avec d'autres voyelles, la bogi, pour mieux réussir l'effet, chante un [a] au moment même où le texte prévoit un [e], prononcé d'ailleurs par les autres interprètes[14]. À Castelsardo, le chanteur du cuncordu – à la différence de notre soliste – cherche intentionnellement à faire ressortir une quintina dès que possible : pour ce faire, il adoptera une série d'ajustements de l'émission pour adapter la position des formants qui l'engendrent et il aura tendance à ouvrir les voyelles.

2. Écarts fréquentiels.

La quintina se manifeste seulement sur un nombre restreint de hauteurs. Quand la fondamentale s'éloigne trop de la zone propice à son apparition les harmoniques 2 et 3 de la quintina (4 et 6 de la bogi) tombent en dehors des formants ; de ce fait, ces derniers ne coïncident plus avec les éléments essentiels d'un spectre cohérent perçu en tant que source indépendante, c’est-à-dire avec l'image auditive d'une voix aiguë. Dans tout type de vocalité le chanteur a la possibilité de reproduire un résultat acoustique qui se développe sur certaines fréquences à d'autres fréquences voisines. Auprès des chanteurs d'opéra, cela se fait avant tout avec un ajustement de la voyelle. Ces techniques, toutefois, ont des possibilités limitées : au-delà d'un certain écart de fréquence, l'enveloppe spectrale mettra en relief d'autres groupes de partiels.

Dans l'extrait et le sonogramme qui suivent on peut voir comment, avec un changement de hauteur, les formants viennent à renforcer d'autres partiels. À partir de 19" à peu près, la mélodie monte d'une quinte, alors que le chanteur maintient plus ou moins la même conduite vocale. Les formants qui, juste avant, accentuaient les harmoniques 4, 6 et 7 (entre 15,5" et 19") viennent par la suite à renforcer les harmoniques 3, 4 et 5 (entre 19" et 21") : le poids respectif des composants du spectre mue, son contenu change et avec lui, le timbre.

Au cours de cet extrait, la mélodie s'éloigne du groupe de hauteurs qui favorisent la formation de notre illusion acoustique. Pour faciliter son éventuelle saillie à l'écoute, j'ai procédé, dans cet exemple également, à la suppression de l'harmonique 3. Mais on n'assistera à aucun effet de scission de la voix ici : on n'entend qu'une voix « ordinaire ».


Clip vidéo 2 / Exemple sonore 6. Absence de quintina.


Figure 4. Sonogramme de l'exemple 6. [agrandir]

Les harmoniques plus saillants sont indiqués par leurs numéros d'ordre.
Ce sonogramme illustre le contenu spectral de la séquence avant l'élimination de l'harmonique 3 effectuée par nous.

Entre 14" et 19", la mélodie revient à la hauteur qui à d'autres moments (cf. exemple 3) crée la sensation de la quintina. Mais, à cet endroit, la posture vocale diffère de celle qui est nécessaire pour la générer. Les harmoniques 4 et 6 sont assez présents, mais on assiste à une accentuation de l'harmonique 5, lorsque la voyelle [o] est chantée, alors qu'en correspondance de la voyelle [e] il y a une forte saillie de l'harmonique 7. Ces partiels concomitants rééquilibrent la structure interne du spectre : l'oreille n'entendra qu'un seul objet sonore dont la hauteur tonale est celle de la fondamentale réellement chantée.
Si on fait abstraction d'une autre circonstance (entre 26" et 28") – où, cependant, la dynamique de l'harmonique 5 est aussi très prononcée – partout ailleurs, on n'assiste jamais au renforcement simultané des harmoniques 4 et 6, ce qui explique l'absence de quintina.

L'ambitus fréquentiel utile à l'apparition de la quintina doit être approximativement semblable pour chaque chanteur dans la mesure où la longueur du conduit vocal et la morphologie de l'appareil phonatoire sont similaires (bien que non identiques) d'un homme à l'autre. Dans le cas de notre chant soliste, le centre de cet ambitus restreint implique, en tant que fondamentale, un la autour de 220 Hz ; il inclut également le si un ton au-dessus, aussi bien que le sol un ton au-dessous. Dans le Jesu de Castelsardo[15],  il est à peine plus étendu : un ton et demi au-dessus et au-dessous d'une fréquence centrale qui est la même (un la à peu près). Dans une autre version du Jesu – réalisée par d'autres interprètes – la quintina est présente dans le même ambitus et surtout entre le la et le si naturel de la mélodie principale chantée par la bogi[16]. Elle est absente quand, au début, les chanteurs attaquent trop haut et la mélodie monte alors vers le do et le aigus[17]

Un ambitus presque identique se retrouve, toujours à Castelsardo, dans le Miserere quaresimale (dietro l'altare), dont voici un extrait[18] dans lequel les hauteurs fondamentales de la bogi correspondent au la 220 Hz et au sol, un ton au-dessous :


Exemple sonore 7. La quintina dans le Miserere quaresimale.

À plusieurs endroits de cet enregistrement, la quintina affleure lorsque la bogi entonne des notes allant du fa# grave au sib aigu[19}. Elle disparaît quand la mélodie monte vers le do aigu[20] :


Exemple sonore 8. Pas de quintina quand la bogi monte vers le do aigu.

On l'entend aussi dans Li tre Re (qui est chanté par un nombre important d'interprètes) toujours à l'intérieur du même groupe de hauteurs[21]. Il n'y a pas de quintina dans le Miserere du Lunissanti : le falzittu (la voix la plus aiguë) adopte un comportement différent, il prédomine sur l'ensemble et finit par rompre l'équilibre spectral[22].

Dans les chants de tradition orale, on ne fait pas usage du diapason pour établir la tonalité d'exécution. Une mémoire aussi bien collective qu'individuelle (non seulement de type musical mais aussi proprioceptif, liée au ressenti de la tension musculaire des organes de phonation) garantit une remarquable constance du diapason. Mais des écarts par rapport à une tonalité idéale peuvent se produire : il suffit d'un état de fatigue pour que la tonalité soit un peu plus basse, ou d'une certaine euphorie pour qu'elle soit – au contraire – plus haute. Une des raisons pouvant expliquer la moindre réussite d'une quintina, lors d'une performance donnée, est le choix du diapason de la part des interprètes (voir le cas cité plus haut et la note 17).

 

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[13] J'ai procédé, ici aussi, à l'effacement systématique de l'harmonique 3, de manière à pouvoir rendre plus évident, à l'écoute, l'émergence du phénomène.

[14] Voir, entre autres, dans cet enregistrement du Jesu (cf. note 2), les segments entre 2'30" et 2'57" ou entre 3'14" et 3'22". Les voyelles reportées sont indicatives. J'ai renoncé à employer l'alphabet phonétique, puisque, lors du chant, elles ne coïncident pas forcément à celles de la langue parlée.

[15] Cf. l'enregistrement cité à la note 2, voir aussi l'exemple 1.

[16] Il est tiré du CD du livre de Bernard Lortat-Jacob, Chants de Passion – Au cœur d’une confrérie de Sardaigne, Les éditions du Cerf, Paris, 1998. Plage 6. Enregistrement effectué par G. Brozzu. Voir, par exemple, entre 0'57" et 1'08".

[17] CD cité à la note 16, plage 6, entre 1'14" et 1'17".

[18] CD cité à la note 16. Plage 4, voir, entre 1'16" et 1'26". Enregistrement effectué par G. Brozzu.

[19] Même enregistrement qu'à la note 18, voir, par exemple, entre 2'11" et 2'25" et entre 3'09" et 3'13".

[20] Même enregistrement qu'à la note 18,  entre 3'14" et 3'18".

[21] Cf. CD cité à la note 16, plage 10. Enregistrement effectué par G. Brozzu.

[22] Cf. CD cité à la note 16, plage 1.


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