Y'a-t-il d'autres "quintine" ?

Les fortes résonances mises en jeu par la posture vocale qui est celle du chant sarde peuvent rehausser d'autres harmoniques ; soit – en ce qui concerne la voix principale (bogi) – à partir de fondamentales situées en d'autres régions fréquentielles, soit auprès des autres chanteurs. Il peut s'agir d'harmoniques isolés[23], ou bien d'ensembles d'harmoniques appartenant à des couches plus aiguës, qui n'arrivent pas à définir les traits d'un spectre à part entière.

Cependant un effet qui se rapproche de la quintina peut survenir dans d'autres circonstances. Dans l'extrait qui suit, tiré d'un Miserere du village de Orosei, les quatre interprètes exécutent un accord majeur en position fondamentale (cf. note 4). À certains moments on a l'impression que la quinte de l'accord est comme doublée à l'octave (avec la voyelle [a] de magnam, à partir de 2")[24] :


Exemple sonore 9. Redoublement à l'octave de la voix du contra.

C'est au contra qu'est confiée la quinte de l'accord ; mais c'est pourtant la bogi qui cause son « redoublement »  : elle renforce ses harmoniques 3 et 6, qui sont à l'octave de la note chantée par le contra. Ces deux harmoniques sont tous les deux essentiels à la survenue de l'effet : l'élimination de l'un ou de l'autre le fait disparaître. Ce phénomène n'a pas la clarté et l'impact d'une quintina, puisque son contenu spectral est moins caractérisé, mais il s'y apparente.

Des éléments de la morphologie spectrale qui dans d'autres conditions seraient perçus en tant que simple couleur sonore ont tendance, dans un chœur sarde, à la scission (voir point 4) ; la perception sera davantage portée à le considérer en tant qu'identités indépendantes. En écoutant un concordu, on a ponctuellement le sentiment que les chanteurs sont plus de quatre.

 
Figure 5. Sonogramme de l'exemple 9. [agrandir]

Le tracé correspondant à l'harmonique 6 de la bogi (qui coïncide avec l'harmonique 8 du contra) a le même contour que son harmonique 5, ce qui montre qu'il appartient bel et bien à cette voix. L'harmonique 4 du contra coïncide avec l'harmonique 3 de la bogi, mais c'est ce dernier qui prévaut. Cela est confirmé par l'analyse du mode d'émission de la bogi lorsqu'elle chante seule (voir sonogramme suivant).

Dans le sonogramme qui suit, on peut voir cette disposition du spectre de la bogi lorsqu'elle entonne, seule – en introduisant les autres voix – un  gosos qui donne, dans le moment polyphonique, la sensation du « redoublement » de la quinte que nous venons de décrire[25] :


Figure 6. La bogi seule ; renfort des harmoniques 3 et 6. [agrandir]


Exemple sonore 10. Extrait correspondant au sonogramme précédent. À suivre un passage polyphonique du  même chant.

Bien qu'épisodiques, ces événements sont plus fréquents qu'on ne pourrait le penser : on rencontre une situation analogue – là aussi lors d'un accord majeur en position fondamentale – dans le Kyrie de Castelsardo (à partir de 2")[26].


Exemple sonore 11. Redoublement à l'octave de la voix du contra.

Si la production de la quintina proprement dite fait l'objet, à Castelsardo, d'une recherche volontaire et systématique, elle peut cependant pointer ici et là dans d'autres chants similaires de la Sardaigne. Dans la mesure où les timbres vocaux sont semblables en d'autres villages et où l'harmonie y suit les mêmes types de dispositions dans ces répertoires, elle se manifestera avec plus ou moins de relief. Lors de ma rencontre avec des chanteurs du village de Bosa, qui forment un cuncordu, j'ai perçu au beau milieu d'un chant, la quintina. Le chanteur de la partie principale – connaissant le répertoire de Castelsardo, devenu célèbre en Sardaigne et ailleurs – me confirmait qu'il essayait volontairement de la faire émerger. J'ai alors suggéré d'exécuter à nouveau le même morceau en  demandant à la voix de basse (dont la dynamique dans cette tradition locale a plus ou moins la même intensité que celles des autres voix) de se produire avec beaucoup plus de discrétion : la quintina ressortait alors de manière nette. Cette expérience a d'ailleurs confirmé pour moi ce que j'avais observé dans l'étude du Jesu de Castelsardo et déterminé comme une des conditions pour la pleine réussite de l'effet (voir point 3).

 

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[23] Voir, par exemple, l'ex. 6, où, à partir d'un mi 165 Hz, on perçoit l'harmonique 5 qui se détache de l'amalgame sonore (entre 9" et 14" à peu près).

[24] CD Voches de Sardinna – Cuncordu de Orosei – Miserere -, Winter & Winter, 910022-2, Basic Edition, Munchen, 1998. Plage 3, voir, par exemple, entre 13,5" et 17".

[25] Cf. CD cité à la note 24. Plage 12 ; voir, par exemple, entre 22" et 28".

[26] Cf. CD cité à la note 16, plage 8, entre 42" et 47".


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