Crissements.

Pour conclure, je voudrais souligner un aspect mineur de cette vocalité, bien que comportant un certain impact, qui – à ma connaissance – n'a jamais été commenté. Le mode d'émission qui caractérise la musique sarde – génériquement parlant, au-delà des différences individuelles – vise à obtenir un son d'une extraordinaire richesse spectrale, qui dans le quatuor vocal des tenores rejoint presque la saturation[27]. Elle donne lieu, entre autres, au renforcement des partiels qui se situent entre 2500 Hz et 4000 Hz. Je ne pense pas que ce phénomène soit maîtrisé par les chanteurs, il semble s'agir d'une conséquence accessoire. Lorsque les quatre voix se réunissent pour former le cuncordu, puisque chacune d'elles a une fondamentale différente, elles parviennent à rehausser divers harmoniques aigus dans une bande restreinte. Cela donne lieu à une véritable tempête de sifflements stridents. Ces clusters dissonants de partiels aigus, très perçants, provoquent presque un désagrément physique à l'audition et plus encore dans les conditions d’écoute naturelles que dans celles de l’enregistrement.

Pour une oreille non entraînée à l'écoute analytique il n'est pas aisé de les séparer du corps du son. Voici un autre passage du Jesu (voir l'enregistrement cité à la note 2) – qui inclut une quintina – et puis un exemple qui isole la bande de fréquences supérieures à 2500 Hz. En réécoutant le passage original, il sera maintenant plus facile de distinguer ces partiels à l'intérieur de l'ensemble sonore.


Exemple sonore 12. Le son du cuncordu.


Figure 7. Sonogramme de l'exemple 12. [agrandir]

La zone qui comporte les « sifflements » aigus, celle qui est remplie de traces très marquées entre 2500 Hz et 3000 Hz, est bien visible au-dessus d'une bande davantage dégagée. Cette dernière se superpose à son tour à une large bande basse, saturée de traces qui correspondent à des partiels de grande intensité : c'est ici – dans cette bande inférieure, situé entre 500 Hz et 1500 Hz – que se manifestent tous les phénomènes essentiels pour l'identification du timbre vocal (qui comprennent également l'émergence de la quintina).


Exemple sonore 13. Extraction des fréquences supérieures à 2 KHz, avec des forts pics autour de 2,5 - 3 Khz.

Voici un autre bref passage tiré cette fois-ci du Stabba (Stabat Mater) de Castelsardo[28]. À suivre un filtrage passe-haut, coupé à hauteur de 3000 Hz, qui laisse apparaître un groupe de partiels très saillants entre 3000 Hz et 4000 Hz et qui s'étend jusqu'au-delà de 6000 Hz :


Exemple sonore 14. Extrait du Stabba de Castelsardo.


Exemple sonore 15. Extraction de la bande de fréquences supérieures à 3 Khz.

Une configuration similaire se reproduit dans le canto a tenore :


Exemple sonore 16. Tenores.


Exemple sonore 17. Extraction de la bande de fréquences au-dessus de 2,2 Khz.

Dans d'autres vocalités, on retrouve ce phénomène dès que le spectre de la voix est davantage enrichi. Il est très évident dans les chants paraliturgiques de Montedoro, en Sicile, qui partagent avec ceux de la Sardaigne un répertoire et une esthétique similaires[29]. On peut le retrouver, bien que partiellement, dans la sonorité du bourdon qui caractérise la polyphonie du village de Ceriana, en Ligurie. Plusieurs chanteurs réalisent ce bourdon : un ensemble de partiels se détache à l'intérieur d'une couche comprise entre 3000 Hz et 4000 Hz.

 


 

Voici un résumé de l'enregistrement original du canto a chitarra, qui nous a servi pour cet article, sans aucun traitement de notre part.


Exemple sonore 18. Résumé du Canto a chitarra.

 

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[27] J'emploie, selon une convention d'usage courante, les termes de cuncordu et de tenores pour distinguer deux formations de la polyvocalité sarde qui se différencient par les types d'émission, de structure et de forme musicale et par leurs répertoires. Celui des tenores est presque exclusivement profane, alors que celui du cuncordu est constitué avant tout de chants sacrés. Cependant, dans d'autres lieux de la Sardaigne – comme à Scano Montiferro ou à Aidomaggiore – la basse peut adopter dans la musique religieuse ce placement de la voix qui est le sien dans le chant des tenores.

[28] Les voix entrent l'une après l'autre. CD cité à la note 16. Plage 5.

[29] Cf. le CD La settimana santa a Montedoro, par Ignazio Macchiarella, Nota, Geos cd 225, 1996.


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