Composition, interprétation et figuralisme dans la musique du عود (‘ûd) [luth arabo-oriental] de concert
Analyse auditive de l'abri d'al-Amiriyya de Naseer Shamma

Hamdi Makhlouf

Introduction

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3.1

Chapitre 3.2

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Conclusion

Références

Translittération

3. Niveaux de Segmentation de l'œuvre : compréhension de la stratégie compositionnelle

 

3.1. Premier niveau : segmentation générale de l'œuvre

 
   

Comme je l’ai mentionné plus haut, le premier niveau de l’analyse consiste à segmenter l’œuvre de Shamma selon ses différents changements mélodico-rythmiques et tout au long de son espace temporel. La perception de ces changements diffère d’un analyste à l’autre. Une détermination des paramètres de sectionnement s’avère en l’occurrence essentielle. Certes, l'analyse de mon écoute de l’œuvre suit un schéma cognitif culturel, confirmé par plusieurs travaux expérimentaux de Mondher Ayari. [14]

L’absence d’une écoute en temps réel augmente la chance d’établir une segmentation qui se rapproche de plus en plus de la précision objective. L’écoute réitérée sous-entend une meilleure incarnation de l’œuvre ; autrement dit une perception plus affinée des changements. La logique de fragmentation adoptée tient compte tout d’abord de la perception des modifications mélodico-rythmiques, modales et harmoniques, et de la récurrence des éléments musicaux semblables. Ci-dessous le schéma qui montre ce premier découpage de l’œuvre en quatorze segments :

[14] « Les auditeurs de tradition musicale occidentale n’arrivent pas à représenter les structures musicales dans un développement mélodique modal d’une manière semblable aux auditeurs arabes. (…). Nos résultats attestent que le schéma simplifié de la structuration du temps et la représentation mentale de la progression temporelle prennent des formes spécifiques selon le contexte musical. » AYARI Mondher & MCADAMS Stephen, « Le schéma cognitif culturel de l’improvisation modale arabe : forme musicale et analyse perceptive », Observation, Analyse, Modèle : Peut-on parler d’Art avec les outils de la science ?, (Textes réunis par Jean-Marc Chouvel et Fabien Lèvy), Les Cahiers de l'IRCAM, L’Harmattan, Paris, p. 416

 

 

 

 

Fig. 1 : Segmentation générale de l’œuvre (capture de Digital Performer)

 

 

 
   

La première remarque qu’on peut dégager d’emblée est relative à la disposition des segments dans ce schéma. Selon le nombre de récurrences des fragments du segment (A), l'œuvre peut être découpée en deux partie quasiment égales dans le temps (séparées par le trait vertical bleu). Le commentaire relatif à ces différents fragments est résumé dans le tableau suivant :

Rapport

Segments

Rythmicité Modalité Tonalité Technicité
A Rubato

Cheminements mélodiques en مقام (maqâm) عجم ('ajam)

Harmonisation sur le ton Majeur en Sol (tierces superposées et arpèges). Utilisation de notes piquées dans un registre aigu avec une dynamique variée.

B

Rubato Développement de l'idée mélodique précédente

 -

 Rajout de tremolos
C Mesurée en quatre temps. Le temps fort est marqué par une basse.

Même maqâm soutenu
par sa note fondamentale (basse). Le Mi bémol marque une pseudo modulation.

Même type d'harmonisation. Le Mi bémol fait allusion à un emprunt mineur

Une légère montée de la dynamique du jeu.

Même principe de jeu de notes.

D Mesuré en trois temps avec une accélération du tempo

Alternance entre
maqâm ‘ajam et maqâm نهوند (nahawand)

Utilisation intensifiée des arpèges en alternant entre leton Majeur en Sol et son homonyme mineur

Un crescendo brusque accompagné d’un jeu de plectre rapide et tendu.

Changement symétrique de registre.

E

Rubato - -

Technique de glissando. Plectre en tremolo avec un pincement agressif

F Fragmentation rythmique homogène sans détermination de mesure - Ton mineur en Sol. Utilisation du chromatique avec des résolutions quinte-tonique

Pincement intensif des cordes avec des trilles.

 

Agencement d'arpèges et de trilles

G Fragmentation rythmique homogène sans détermination de mesure. Ton mineur en Sol. Utilisation du chromatique avec des résolutions quinte-tonique -

On atteint le summum de la dynamique ff. utilisation simultanée des techniques vues dans les segments E et F. Une baisse brusque de la tension dynamique à la fin du segment

H Rubato - Arpèges dans le même ton mineur. Résolution quinte-tonique Des notes piquées : rappel de la technique vue dans la section A

I
Rubato

Modulation vers maqâm   حجاز (ḥijâz) en Re avec une seconde augmentée (Mib Fa#) relativement grande

- -
J

Entre Rubato et mesuré

Même idée musicale
dans la même modulation
Utilisation des accords Sol mineur et Re Majeur Plectre agressif avec quelques glissandi.
K Rubato

Modulation respective
vers
maqâm أثر كردي

(°athar kurdi) et maqâm    صبا كردي  (Ṣabâ kurdî)

- -
L Rubato

Installation du mode   أثر كردي (°athar kurdi)

- -
M Mesuré en quatre temps simulé en une sorte de marche dont la structure est la suivante Toujours dans le mode   (°athar kurdi) avec un passage court au mode حجاز (ḥijâz) en Re Superposition de sons et simulation d’une ligne mélodique sur bourdon

Une dynamique ascendante au fur et mesure. Retour au glissando interprété d'une manière plus discrète. Mise en valeur de la marche par un mouvement lent du plectre. Utilisation intensive des tremolos avec un pincement agressif des cordes.

N Mesuré en quatre temps avec une accélération patente de la marche. On a l'impression que c'est une marche militaire avec des structures rythmiques bien cadencées Reprise du ton Majeur en Sol Jeu agressif avec une cadence finale qui peut être caractérisée comme triomphale.
 

Tableau N°1

 
   

Cette description temporelle de l’œuvre, représentée par sa forme d’onde et sectionnée selon des paramètres d’écoute déjà définis, ne constitue pas sa réalité absolue. Elle donne tout simplement une image sur la manière dont ses éléments sont agencés. Rien qu’en passant par exemple à une représentation spectrale de l’œuvre, la visualisation des mouvements mélodico-rythmiques et harmoniques ainsi que la segmentation générale de l’œuvre change.

 
   

Fig.2 : représentation spectrale de l'œuvre (spectral view in Audacity)

 
   

Le spectre montre bien un sectionnement différent du premier mais qui lui est tout de même complémentaire. Le paramètre de base de ce découpage se base sur la visualisation de la densité de la trame des harmoniques dans le spectre relative à la résonance de l’instrument, la dynamique du jeu et le flux de notes jouées et superposées. Ces informations suggèrent une stratégie concernant l'évolution de la dualité Tension / Détente liée à la dynamique.

 
   

Détente

Tension

Tension progressive

A / B / C / D = 1

E/ F / G = 2

J / K / L / M / N = 4

H / I = 3

 

 

 

Tableau N°2

 
   

Ce niveau de sectionnement, à un niveau supérieur que le premier réalisé à partir de la forme d'onde de la musique, se révèle très important. Il nous dévoile en effet la structure compositionnelle qui constitue la forme générale de l’œuvre. D’après ce petit tableau, nous constatons que L’Abri d’Al-Amiriyya de Shamma est articulée autour de quatre mouvements basés sur l’agencement des idées élémentaires de l’œuvre en rapport avec les phases Tension / Détente. Cette dualité ne se rapporte pas, en l’occurrence, à son acception commune en musique tonale telle que Lerdahl et Jackendoff exposent dans leur théorie générative. [15] Elle est plutôt liée, toujours dans le cadre auditif de l’analyse, à l’énergie produite dans le jeu instrumental et relative à la nuance apparente entre fortissimo et pianissimo ; ce qui est autrement explicité à la visualisation de la trame spectrale de l’œuvre.

 

 

 

 

 

 

[15] Le mécanisme de tension/détente est compris dans le système tonal par l’alternance entre consonance et dissonance ou par les mouvements obligés des notes attractives comme le passage de la note sensible à la tonique par exemple. Au niveau perceptif, « la Théorie générative de Fred Lerdahl et Ray Jackendoff expose en effet qu’à partir de l'organisation réductionnelle des hauteurs selon leurs importances structurales, le système nerveux organise les événements en des combinaisons cohérentes qui s'apparentent à une hiérarchie d'importance relative des sons (les notes les moins importantes sont entendues comme étant liées de façon spécifique aux notes les plus importantes). » CHAKROUN Haythem, Op. Cit., p. 11