Page précédente - Page suivante

La comparaison

La vocalité chez Taïra

Les œuvres vocales restent relativement rares dans le catalogue de Taïra qui était plutôt un amoureux des instruments. Pourtant dans sa jeunesse déjà il a écrit quelques mélodies pour voix et piano. Par exemple Trois mélodies Kikatsu en 1963 et La solitude (Kodoku 孤独) en 1964 sur les poèmes du poète japonais de Choku Kanai. Et aussi plus tard en 1971, Sonomorphie II pour soprano et piano. Cette dernière partition est écrite pour soprano jouant clochettes ou crotales, hautbois, violoncelle, harpe et percussions et a été créée le 21 février 1972 dans le cadre de « Domaine Musical » à Paris, dirigée par le compositeur lui-même (Édition Rideau Rouge/Durand). Il existe aussi dans son catalogue une œuvre inédite, Au puits de l'épervier, créée en 1983 au Festival d’Avignon. Il s’agit d’une commande de Radio France, une musique écrite pour théâtre avec pour effectif bande, chanteuse, flûte et deux percussions.

Il faut d’abord remarquer qu’à la différence de ses compatriotes, Taïra n’évoque jamais la technique vocale de la tradition du Japon dans ses œuvres. Dans ses œuvres vocales de jeunesse, l’écriture de la voix est très « classique », pas d’usage des techniques spéciales et peu de grand changement d’intervalles.

En revanche, dans sa dernière production vocale, Retour pour voix et ensemble, certaines productions vocales rappellent les techniques instrumentales. Par exemple des sauts de grands intervalles, un changement brutal entre différents registres et surtout plusieurs types d’utilisation dans la partie vocaliste où la soprano produit des sons comme tktkt qui font penser à la technique des doubles coups de langue chez les instrumentistes à vents, ou dabadaba. Quant à l’utilisation de grands intervalles, l’auteur de Retour nous a signalé que cela appartenait à une de ses « caractéristiques ».

Dans notre entretien avec le compositeur daté du 28 mars 2003 à Paris, il a commenté ses propos en chantant des passages avec de grands intervalles accompagné d'un geste de la main montant et descendant : « Chez moi, c’est toujours comme ça ». En comparant la fin de chaque strophe du poème, on découvre l’omniprésence d’un des intervalles préférés chez l’auteur, celui de la septième : sol-fa# (quand la soprano chante su-ru) de la deuxième strophe, mi-ré# (su-ru) de la troisième et la-sol# (yu-u) à la fin du poème chanté en japonais. Cet emploi montre la continuité du style de l’auteur et donne un sentiment instable et suspendu à la fin des phrases mettant ainsi l’auditeur en attente.

Chantée dans des tessitures très restreintes, avec de petits ambitus ou avec la répétition autour d’une note, enchaînée soudainement avec de grands intervalles, la partie de la voix se trouve souvent dans un changement brutal. La technique vocale utilisée dans cette œuvre, surtout dans les passages vocalistes de la deuxième partie, ressemble peu au style de ses compatriotes ou même à sa propre production vocale de jeunesse, mais fait plutôt penser à la Sequenza III pour voix féminine solo (1968) de Luciano Berio.

D’un point de vue général, le trait dominant de Sequenza III est sans doute ce jeu de contraste qui correspond à deux types d’émission vocale. Berio ne s’installe jamais dans un mode d’utilisation de la voix, et cette mobilité incessante donne à l’ensemble une fluidité très particulière. À l’intérieur même d’une phrase musicale, s’effectuent des changements tantôt brusques, tantôt progressifs. Ainsi un son tenu en bouche fermée devient-il insensiblement un son ouvert, sur une ou plusieurs voyelles, ce qui entraîne une modification de couleur, ou alors une séquence en bouche fermée est truffée de syllabes qui se glissent dans une trame qui semblait devoir se poursuivre dans la continuité. Autre variante de ces mutations : tout en maintenant le son à une hauteur fixe, il en diversifie les degrés d’intensité et les intentions sur le plan expressif (rêveur, spirituel, nostalgique).

Sequenza III est souvent prise comme référence pour parler de la « nouvelle vocalité ». Dans l’œuvre vocale de Taïra, il ne s’agit pas d’« inventer » quelque chose de nouveau. Les techniques souvent utilisées dans une production vocale contemporaines telles que le Sprechgesang, le parlando, le chuchotement, les rires, les pleurs, les fredonnements n’ont pas été utilisées dans Retour. Mais l’emploi du bruitage, de la production tktk ou dabadaba, du trémolo et du cri strident et persistant distingue Taïra de ses compatriotes et le rapproche de l’univers de Berio.

Bien que Retour soit écrit pour une amie de longue date et lui soit dédié, le registre étendu de plus de deux octaves, les grands intervalles enchaînés, les notes insistantes inlassables sur sol dièse aigu, peu de repos pour la voix dans une pièce d’une durée de 16 minutes, tout cela ne semble pas correspondre tout à fait à la qualité raffinée et délicate de la voix de Yumi Nara. Nous trouvons ainsi l’existence d’un léger malaise dans l’écriture vocale chez Taïra. Cela explique peut-être pourquoi il a hésité pendant longtemps avant d’écrire pour la voix.

Page précédente - Page suivante