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La comparaison

Les poèmes

Nous remarquons que les mélodies écrites par Taïra dans sa jeunesse ont pour paroles les poèmes d’un poète contemporain. Cela semble en relation avec la tradition des compositeurs japonais. Par exemple, le compositeur de la première génération au Japon, mentionné précédemment, Yamada Kōsaku, auteur d’une œuvre vocale abondante, a coutume d’employer les poèmes des poètes contemporains. Depuis 1922, Yamada écrit les mélodies en prenant des poèmes, souvent les plus récents, du poète Kitahara Hakushū (北原白秋 1885-1942) comme paroles. Ce sont des poèmes de forme libre. À travers ces expériences, Yamada déclarent que « l’action de composer des mélodies en prenant un poème comme parole, c’est comme si l’on tricote un vêtement pour habiller un poème. »(7) Il pense que le rôle d’une telle musique ne doit pas se limiter en exprimant seulement une pensée poétique, mais il faut laisser découvrir la beauté verbale du poème même. Il trouve qu’une mélodie vocale doit respecter le rythme du langage verbal. Pour écrire une chanson en japonais, il faut respecter le rythme, la prononciation et toute la particularité propre à cette langue. Il affirme qu’une chanson doit laisser comprendre les paroles en écoutant, c’est pour cette raison qu’il prône sa théorie de ichi-ji-ichi-on. Soucieux de composer des mélodies qui s’adaptent bien à la langue japonaise, Yamada s’est mis à étudier les intonations des phrases en japonais en les comparant avec celles des langues européennes. Il conclut que la ligne mélodique doit correspondre à l’intonation des phrases. Il pense qu’avec l’absence des articles dans la langue japonaise, on ne distingue pas les accents forts et faibles. En revanche, on distingue l’intonation plus aiguë ou plus basse et c’est de cette distinction qu’il faut tenir compte en composant les mélodies.

Après le décès de Taïra, grâce à une récente parution d’un recueil des poèmes de Nakahara Chūya en France, nous avons pu prendre contact avec le traducteur du poème employé dans l’œuvre musicale Retour. Yves-Marie Allioux, spécialiste de la poésie japonaise et traducteur du recueil des poèmes de Nakahara Chūya, nous indique que Taïra a connu la traduction française de ce poème par l’intermédiaire d’un ami japonais commun. Nous proposons le poème dans son texte original en japonais, suivi d’un texte traduit en français (la traduction française figure dans l’ouvrage Nakahara Chūya, Poèmes, traduits du japonais par Yves-Marie Allioux, Arles, Philippe Picquier, 2005, p. 38).

Nous insérons entre parenthèses la transcription du poème japonais que Taïra utilise dans sa pièce. Nous y ajoutons les tirets pour séparer les syllabes en espérant faciliter la compréhension des rimes.

帰郷 (Kikyō, Retour), 中原中也作 (par Nakahara Chūya)

柱も庭も乾いてゐる (Ha-shi-ra-mo-ni-wa-mo ka-wa-i-te-i-ru)
Secs les piliers et secs les jardins
今日は好い天気だ (Kyō-wa yo-i-ten-ki-da)
Aujourd’hui il fait beau
椽の下では蜘蛛の巣が (En-no-shi-ta-de-wa ku-mo-no-su-ga)
Sous la terrasse, une toile d’araignée
心細さうに揺れてゐる (Ko-ko-ro-bo-sa-so-ni yu-re-te-i-ru)
Bouge langoureusement

山では枯木も息を吐く (Ya-ma-de-wa ka-re-ki-mo i-ki-wo-tsu-ku)
Les arbres morts respirent dans la montagne
あゝ今日は好い天気だ (Ah-ah Kyō-wa yo-i-ten-ki-da)
Aujourd’hui il fait beau
路傍の草影が (Ro-ba-ta no ku-sa-ka-ge-ga)
Au bord des chemins l’herbe dessine
あどけない愁みをする (A-do-ke-na-i ka-na-shi-mi-wo-su-ru)
Une ingénue tristesse

これが私の故里だ (Ko-re-ga wa-ta-shi-no fu-ru-sa-to-da)
C’est mon pays
さやかな風が吹いてゐる (Sa-ya-ka-na-ka-ze-ga fu-i-te-i-ru)
Un vent frais s’est levé
心置きなく泣かれよと (Ko-ko-ro-o-ki-na-ku na-ka-re-yo-to)
Pleure sans hésiter
年増婦の低い声もする (To-shi-ma-no-hi-ku-i ko-é-mo-su-ru)
Me dit à voix basse Une femme plus âgée
あゝおまえはなにをして来たのだと (Ah-ah o-ma-é-wa na-ni-wo-shi-te ki-ta-no-da-to)
Oh toi qu’as-tu fait
吹き来る風が私にゆふ (Fu-ki-ku-ru-ka-zé-ga wa-ta-shi-ni-yu-ū)
Me dit le vent qui vient souffler

Le poème est d’abord chanté dans sa totalité en japonais, puis Taïra fait répéter quatre vers dont deux en français et deux en japonais comme nous le montrons ci-dessous, avant de faire chanter le poème entier en français.

Aujourd’hui il fait beau, Me dit le vent qui vient souffler
Ko-re-ga wa-ta-shi-no fu-ru-sa-to-da (C’est mon pays)
Fu-ki-ku-ru-ka-zé-ga wa-ta-shi-ni-yu-ū (Un vent frais s’est levé)

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7 « 詩に旋律の衣であむ », Nihon no Sakkyoku Nijū Seiki (La composition musicale du Japon dans le XXe siècle), Tōkyō, Ongakunotomosha, Coll. Ontomo Mook, 1999, p. 13.