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La comparaison

Écritures instrumentales

Dans les premières œuvres vocales de Taïra, on note déjà une écriture instrumentale qui met en valeur la voix. Les passages virtuoses du piano se décalent souvent de ceux où la voix intervient afin de ne pas couvrir la chanteuse. Néanmoins on découvre parfois des passages où le piano est en mouvement et la chanteuse reste en registre très bas.

La partition de Retour montre aussi la principale exigence de Taïra : la mise en valeur de la voix. Cela consiste tout d’abord à ne pas couvrir la chanteuse : les instruments se mettent souvent en retrait par rapport à la voix. Prenons l’exemple du tout début : la voix est ici accompagnée par le son doux de différentes familles d’instruments qui n’interviennent que lorsque la voix est en repos ou à la fin de sa phrase. Certains instruments sont choisis avec soin pour accompagner la chanteuse, comme le son oscillant de la flûte, caractéristique chez Taïra. Dans cette pièce, ce son précède souvent l’entrée de la soprano. Cet emploi trouve en effet sa racine dans la musique traditionnelle du Japon. Le son oscillant de la flûte évoque la sonorité des flûtes japonaises dans le spectacle où l’entrée du chant est souvent guidée par la petite flûte nō-kan. De la part du compositeur, cette utilisation montre encore une fois sa sensibilité issue de sa culture japonaise. Il ne faut pas oublier encore que la flûte et la voix sont toutes les deux animées par le souffle, l’origine des sources de la vie.

Le hautbois, la flûte et la trompette se voient confier un rôle de solo. Ils prennent souvent le relais de la voix et prolongent sa ligne mélodique (voir par exemple les pages 18, 19 et 20 pour le hautbois et la flûte, page 22 pour la trompette) : ils interviennent à la fin de phrase de la soprano ou pendant qu’elle chante une note tenue. Ce tuilage permet de garder une continuité mélodique tout en créant une couleur variée. Les instruments à cordes se chargent en général de fournir une sorte de support harmonique, tout comme les cuivres lorsqu’ils jouent avec les sourdines. C’est le cas du passage du chiffre 7 des pages 18 et 19 : après la vocalise, la voix est doublée par le quatuor à cordes où chaque instrument entre successivement en jouant une note tenue qui forme, avec l’ajout de la contrebasse plus tard, un accord. La famille des cordes constitue ainsi un fond harmonique.

Quant à la famille formée par le piano, la harpe et les percussions, soit elle rompt la continuité des notes tenues d’autres familles instrumentales avec des attaques violentes de courte valeur dans une nuance très forte, soit elle intervient dans une nuance douce laissant résonner longtemps le son d’un accord, pour ainsi donner des touches colorées et variées. L’organisation par famille instrumentale, le peu de superposition simultanée, le tuilage des instruments solo, tout cela laisse surgir le chant mélodique de la voix et produit une sonorité épurée. L’intervention du piano, de la harpe et surtout de la percussion (avec notamment les cloches(8) dont la résonance des sons harmoniques est très riche) suscite un effet de transparence.

Contrairement à beaucoup d’autres œuvres orchestrales du compositeur qui débutent souvent dans une attaque tutti très violente effectuée par tout l’ensemble avec une nuance extrêmement forte, cette pièce commence par une sonorité détimbrée, presque inaudible, dans un son harmonique non vibrato des instruments à cordes. Une sensation épurée règne ainsi dès le début. La première partie est envahie par une atmosphère mystérieuse et nostalgique. Cette impression vient du peu de mouvement rythmique (ici on trouve en principe des notes tenues et des mouvements homorythmiques lents), du peu de superposition de différentes familles instrumentales, de l’utilisation des instruments solo en tuilage. Cela provient aussi de la construction intervallique espacée. Prenons comme exemple la deuxième page où les accords formés par les instruments à vent et les trois cuivres (sept pupitres en tout) sont construits sur les intervalles préférés de Taira (seconde, septième et neuvième), espacés dans plus de quatre octaves.

Les instruments s’engagent davantage dès l’entrée de la deuxième partie dans une nuance forte, la texture sonore s’épaissit encore dans la deuxième moitié de cette partie (chiffres 12-15). Le cri de la voix au début de cette partie sur la note insistante sol3 dièse est accompagné par le violoncelle avec le même jeu de la répétition mais sur le sol3 bécarre, et ce frottement de l’intervalle de seconde crée une tension. Cette situation se développe aux pages 23 et 24 où la soprano est rythmiquement doublée par le violoncelle, la flûte, le hautbois et la trompette. Ils forment ainsi un agrégat d’un ambitus de cinq demi-ton : fa#, sol, sol#, la, si bémol. Dans le passage où la vocalise repose sur les lignes mélodiques (chiffres 7-9), la soprano est doublée par le son doux des instruments à cordes tantôt avec le jeu sul tasto(9) non vibrato, tantôt avec le son harmonique con vibrato(10), tandis que la flûte, le hautbois partagent sa ligne mélodique. À partir de la page 26, les instruments interviennent de plus en plus jusqu’à la participation de tout l’ensemble aux pages 28-30, le climax de la pièce. L’instrumentation par groupe de familles persiste néanmoins, cela permet d’obtenir une sonorité plus fournie sans la dénaturer. Après le point culminant, chaque groupe instrumental retrouve à peu près son rôle initial, cette fois avec un peu de variation.

La dernière partie où le poème entier est chanté en français ne possède pas la même ambiance épurée que la première partie. Il n’y a pas de transition entre les deux dernières parties, elles s’enchaînent directement. L’écriture de la ligne mélodique de la voix n’est pas la même que celle de la première partie : malgré quelques grands intervalles comme la septième surtout à la fin des phrases, les notes des lignes mélodiques sont plus conjointes dans la première partie que dans celles de la dernière partie. Le caractère de la partie chantée est moins « récitatif » dans la dernière partie : la ligne est construite sur des intervalles plus espacés et possède un caractère plus agité. La voix reste soit dans le registre grave, parfois carrément sur une note répétée (c’est le cas du début du chiffre 21 sur ré dièse et la cinquième mesure du 24 sur mi bémol), soit elle monte soudainement dans un registre aigu. L’instrumentation est plus épaisse aussi dans cette dernière partie qu’elle ne l’était dans la première. Ainsi la sensation de pureté et de transparence est remplacée par une ambiance plus tendue.

Comme dans d’autres œuvres du compositeur, l’écriture d’instrumentation suit le plan général de la pièce : elle reflète ici l’évolution du drame intérieur suscité par le texte et imaginé par le compositeur. Elle témoigne aussi du souci du compositeur de ne pas couvrir la soprano, grâce à une écriture relativement simple dégageant une impression de pureté. Elle montre encore l’intention de privilégier la sensation de la transparence par l’organisation en familles instrumentales ; cela illustre le désir de l’auteur de varier la couleur sonore par la combinaison habile des timbres instrumentaux.

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8 Il s’agit ici des jeux de cloches tubulaires utilisés dans l’orchestre symphonique. La tessiture de ces cloches en usage en Europe atteint fréquemment deux octaves (de fa1 à fa3).

9 Dans le jeu des instruments à cordes, jouer l’archet sur (au-dessus de) la touche, produit une sonorité douce et moelleuse.

10 Avec vibrato.