La dynamique du clavicorde

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Jouer fort, jouer vite

Le mode particulier d’excitation de la corde pour le clavicorde mérite d’être étudié de façon spécifique. Parmi les questions importantes, on s’intéresse aux variations de timbre, d’intensité ou d’intonation lorsque l’on joue plus ou moins fort.

Jouer plus fort sur le clavicorde revient (comme d’ailleurs pour tous les claviers) à jouer plus vite, abaisser plus vite la touche. La notion intuitive ou ressentie de « force » pour l’instrumentiste ne correspond pas toujours à une plus grande force (par exemple un plus grand poids), mais à une plus grande vitesse, une plus grande quantité de mouvement (donc à une plus grande énergie, sous forme cinétique). Appliquer plus de force au clavicorde, indépendamment de la vitesse, aurait pour conséquence de presser plus les cordes, de modifier leur tension, et donc de modifier leur intonation.

La dynamique du clavicorde : mesures acoustiques

Pour mesurer l’effet acoustique en fonction du mouvement produit, le dispositif illustré par les figures 11 et 12 a été mis en œuvre. Un accéléromètre très léger (qui modifie peu la masse de la touche) est collé près de la tangente. Ainsi l’accélération, la vitesse et le déplacement de la touche peuvent être mesurés avec précision.

Comme la tangente est métallique, un circuit peut être formé entre la corde et la tangente. De cette façon le contact entre corde et tangente peut être précisément mesuré : l’instant de contact et l’instant de relâchement correspondent à la fermeture et l’ouverture de ce circuit.

Le son produit, c’est à dire la pression rayonnée, est mesuré à une distance fixe de la table d’harmonie, à l’aide d’un micro de mesure calibré, qui n’introduit pas de distorsion dans la gamme des fréquences audibles.


Figure 11 : principe du dispositif de mesure et d’enregistrement (illustration, François Boudet 2004).

Pour chaque note jouée, on enregistre en même temps sur l’ordinateur quatre signaux : 1/ le son produit ; 2/ le mouvement de la touche (accélération ou vitesse) ; 3/ et 4/ le contact entre chaque corde et la tangente. Les mesures ont été effectuées pour toutes les notes des quatre instruments de l’étude, avec une dizaine de nuances dynamiques pour chaque note, dans une chambre quasi-anéchoïque.



Figure 12 : dispositif de mesure. Accéléromètre près de la tangente et contact électrique sur la tangente (à gauche). Contact électrique sur la cheville (au centre). Accéléromètre sur la table et microphone de mesure omnidirectionnel à 30 cm au centre de la table (illustrations Luc Ginieis, 2007).

La dynamique du clavicorde : vitesse des tangents

Le résultat d’une telle mesure pour une note est porté dans la figure 13, en haut pour le début de la note, en bas pour la fin. Le signal de vitesse de la tangente est superposé au signal de contact entre l’une des deux cordes d’un chœur et la tangente.

Le signal de vélocité de la touche, en rouge, montre que la touche est au départ au repos, puis la vitesse augmente jusqu’au contact de la corde (à 0.01 s), à partir duquel la vitesse diminue rapidement (jusqu’à 0,02s). On observe alors des petites fluctuations de vitesse dues aux oscillations de la corde. Lorsque le contact cesse, au relâchement de la touche, on observe le rebond de la touche à sa position de repos (vers 0,15 s du panneau du bas).


Figure 13 : vélocité, en rouge, et contact corde/tangente, en bleu, mesurés pour une note (illustrations Luc Ginieis, 2007).


En jouant toutes les notes d’un instrument, avec des nuances du plus fort au plus faible, on peut avoir une idée des vélocités de touche possibles. La vélocité est mesurée pour chaque corde comme le pic de vélocité, au moment du contact initial entre la corde et la tangente, le sommet de la courbe rouge figure 13.
Les mesures de pics de vélocité sont portées sur la figure 14 pour les quatre instrumentset pour une dizaine d’exemple pour chaque note, du plus faible au plus fort. Le numéro en abscisse correspond au numéro de la touche (1 = premier do grave, etc.) et le nombre en ordonnée, au pic de vélocité en m/s. On constate que la vélocité maximale de la tangente est de l’ordre de 1,5 m/s. Cela correspond à peu près à la vélocité du doigt (avec un faible facteur multiplicatif dû à l’effet de levier de la touche, qui varie le long du clavier en fonction de la longueur des touches et du point de balancement).
La vélocité minimale est proche de 0, on peut produire un son en approchant très lentement la tangente de la corde. Des différences existent entre les modèles d’instruments, mais l’ordre de grandeur des vitesses est tout à fait comparable pour tous les clavicordes étudiés. La gamme expressive, du coté de l’interprète se situe donc dans cet intervalle de presque 0 à 1,5 m/s.

Les exemples sonores 1-6 sont les enregistrements du son de la corde (Fa 2, diapason La 3 = 415 Hz) avec 6 vitesses de tangente différentes au moment du contact:
0.01886 m/s, 0.05080 m/s, 0.16943 m/s, 0.48881 m/s, 0.82584 m/s, 1.22278 m/s. On remarque les différences d’intensité sonore, mais aussi de hauteur des notes, en fonction de la nuance de jeu.

Exemple sonore 1 : Son d’une note Fa2, clavicorde BS, vitesse de la tangente : 0.01886 m/s

Exemple sonore 2 : Son d’une note Fa2, clavicorde BS, vitesse de la tangente : 0.05080 m/s

Exemple sonore 3 : Son d’une note Fa2, clavicorde BS, vitesse de la tangente : 0.16943 m/s

Exemple sonore 4 : Son d’une note Fa2, clavicorde BS, vitesse de la tangente : 0.48881 m/s

Exemple sonore 5 : Son d’une note Fa2, clavicorde BS, vitesse de la tangente : 0.82584 m/s

Exemple sonore 6 : Son d’une note Fa2, clavicorde BS, vitesse de la tangente : 1.22278 m/s



Figure 14 : vitesse des tangentes pour les quatre clavicordes. SPL (temps d'intégration 1s) pour toutes les notes et vélocités. En abscisse ne numéro de la note, en ordonnée la vélocité mesurée en m/s. De haut en bas clavicordes BM, ZK, BS et DH (illustrations Luc Ginieis, 2007).

La dynamique du clavicorde : intensité sonore

La mesure simultanée du son et de la vélocité permet d’évaluer la dynamique du clavicorde. En intégrant le module de la pression sonore sur une certaine durée on obtient l’intensité acoustique (SPL : Sound Pressure Level, sur une échelle logarithmique en dB) au niveau du micro, ce que l’on peut rapporter à la « force » ou au « niveau sonore » du son. Cette intensité dépend de la durée d’intégration, courte (100 ms) si l’on s’intéresse à l’attaque de la note, ou bien longue (1s), si on s’intéresse à toute la note. Pour donner une idée des durées d’intégration, la durée longue correspond à un temps pour un tempo métronomique de 60 à la noire, et la durée courte environ à une note d'un triolet de triples croches au même tempo.

Les figures 15 et 16 montrent les contours d’intensité obtenus pour les différentes notes, en reliant ensemble les points avec des vélocités semblables, pour toutes les notes des quatre clavicordes. Chaque courbe donne donc l’intensité acoustique pour une gamme de vélocité de la touche. Voici les gammes de vélocité utilisées pour chaque couleur :

- 0 – 0,056 m/s : bleu sombre, courbe du bas de chaque panneau;
- 0,056 – 0,1 m/s : vert;
- 0,1 – 0,18 m/s : rouge;
- 0,18 – 0,32 m/s : bleu clair;
- 0,32 – 0,56 m/s : violet;
- 0,56 – 1 m/s : jaune;
- 1 – 1,8 m/s : gris, courbe du haut de chaque panneau.

Cette répartition des vitesses est quasiment logarithmique. On remarque que les courbes sont presque parallèles. Cela indique que l’intensité du son est proportionnelle au logarithme de la vitesse de la tangente.

Un autre résultat de ces mesures est d’indiquer les variations d’intensité possibles sur le clavicorde. Les mesures montrent un maximum de l’ordre de 62-63 dB SPL (à 30 cm de la table d’harmonie), ce qui est plutôt faible et une dynamique globale d’environ 30 dB (différence entre le son le plus faible est le son le plus fort pour une note).
Les différents modèles d’instruments montrent des profils dynamiques différents. L’instrument BS que l’on peut considérer comme le meilleur (en terme de qualité de facture et de réglage) est aussi le plus sonore. Cependant, l’instrument médiéval BM, d’une construction et d’un réglage impeccable est le moins sonore pour des raison de conception et de taille : c’est un clavicorde d’octave avec une grande table d’harmonie, moins rigide, sous tout l’instrument, et un petit chevalet posé. Cette conception typique des instruments médiévaux sera par la suite abandonnée au profit d’une table plus petite avec un grand chevalet collé.

Pour tous les instruments on observe une intensité moins forte dans le registre aigu, et pour certains également dans le registre grave.





Figure 15 : SPL (temps d'intégration 100 ms) pour toutes les notes et vélocités. En abscisse ne numéro de la note, en ordonnée l’intensité SPL mesurée, par gammes de vélocité. De haut en bas clavicordes BM, ZK, BS, DH (illustrations Luc Ginieis, 2007).



Figure 16 : SPL (temps d'intégration 100 ms) pour toutes les notes et vélocités. En abscisse ne numéro de la note, en ordonnée l’intensité SPL mesurée, par gammes de vélocité. De haut en bas clavicordes BM, ZK, BS et DH (illustrations Luc Ginieis, 2007).

Durée des notes

Un autre aspect important du timbre du clavicorde est la durée des notes. Pour cela, le temps de décroissance des notes est mesuré en fonction du pic de vélocité de la tangente. Le principe de mesure est illustré sur la figure 17.
La durée effective est mesurée pour comme étant le temps pour une décroissance de 20, 15, 10 et 5 dB de l’intensité sonore par rapport à l’intensité initiale. Cette mesure est conduite pour toutes les notes des quatre instruments, avec les mêmes conditions que pour l’intensité, et illustrée Figure 18. La durée est assez variable pour les différents modèles. Les différents modèles montrent des comportements différents. Les petits modèles sont plus percussifs avec des notes en général de courtes durées. Ces modèles qui ont de petites tables d’harmonies ont une durée effective qui n’excède pas 0,7 seconde pour toutes les notes. Les modèles plus grands sont plus « chantants » avec des notes plus longues, qui peuvent atteindre presque 2 s, pour les notes les plus longues, dans le grave, avec la nuance la plus forte.
Pour tous les instruments, la durée des notes se raccourcit considérablement du grave vers l’aigu. Les durées dans l’aigu sont donc plutôt faibles. Le modèle DH est très égal pour toutes les notes, avec néanmoins comme les autres une baisse de la durée des notes dans l’aigu.


Figure 17 : principe de mesure du temps de décroissance pour une atténuation de 30 dB (illustrations Luc Ginieis, 2007).

Il est bien connu que les très grands clavicordes de la fin du XVIIIème siècle ou du début du XIXème siècle sont les plus « chantants », ceux dont le son est le plus long (mais pas forcement le plus fort, en terme de SPL). Nous n’avons pas étudié un tel modèle d’instrument dans notre corpus, mais les mesures obtenues semblent indiquer que les modèles plus petits sont effectivement plus percussifs, avec des durées de son inférieures aux plus grands.


Figure 18 : temps de décroissance de 20, 15, 10 et 5 SPL (temps d'intégration 100 ms) pour toutes les notes et vélocités. En abscisse ne numéro de la note, en ordonnée le temps, par gammes de vélocité. De haut en bas et de gauche à droite clavicordes BM, ZK, BS et DH (illustrations Luc Ginieis, 2007).

Timbre et dynamique

Ainsi jouer plus fort (c’est à dire plus vite) sur le clavicorde a un double effet. D’une part le son est plus fort, l’intensité SPL augmente avec la vélocité, et d’autre part, le son dure plus longtemps.
Mais le contact entre la tangente et la corde ne change pas de nature, que je jeu soit doux ou fort. Le contact est toujours un choc métallique. Contrairement au cas du piano, il n’y a pas un matériau souple donc les propriétés d’écrasement changent avec la vitesse au moment du choc. Cela se traduit acoustiquement par un « timbre », c’est à dire une composition et une richesse spectrale, relativement constantes entre un son doux et un son fort.
Cet effet est illustré par la figure 19. Le spectre de la même note joué avec trois nuances très différentes (trois vitesses de tangentes, entre 0.3 et 1.2 m/s, soit un facteur 40) est relativement semblable. On note sur les spectres les raies verticales qui correspondent aux harmoniques. Une note jouée fortement a la même allure spectrale, donc un timbre comparable à celui d’une note jouée doucement. Dans cette représentation, l’intensité n’apparaît pas, ni la durée des notes. Les différences entre notes fortes et faibles portent donc surtout sur l’intensité et la durée, mais pas sur le spectre, donc le timbre proprement dit.

L’exemple sonore 7 fait entendre deux notes, une jouée Forte et l’autre jouée Piano. Les deux notes sont égalisée en intensité sonore (la note Piano est amplifiée), afin de faire entendre le timbre. On constate que les deux sons sont très proches (à part une variation d’intonation) : leurs spectres sont très voisins, à un facteur d’amplification près.

Même si le clavicorde est considéré comme un clavier particulièrement « expressif », il possède en quelque sorte un degré d’expressivité de moins par rapport au piano. Il n’y a pas, ou moins, d’expressivité du timbre. Pour le piano, le timbre change considérablement entre les nuances douces et fortes, à cause de la compression de la couverture (en feutre ou en peau) du marteau. Son expressivité est d’une nature différente de celle du piano. Comme on va le voir, elle porte aussi sur l’intonation.

Exemple sonore 7 : son d’une note jouée Forte, et son de la même note jouée Piano amplifié.
Les deux sons sont égalisés en intensité. On note qu’ils sont très semblables, avec un timbre quasiment identique.



Figure 19 : spectres de la même note jouée avec trois nuances de dynamique, clavicorde BS. En abscisse la fréquence 0-16 kHz) sur une échelle logarithmique, en ordonnée l'amplitude spectrale, en dB.

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