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Expérimentations

Dans les deux premières expériences présentées ci-dessous, les participants ont réalisé une tâche de catégorisation d’extraits musicaux, qui correspondait à différentes UST. Il faut rappeler que la catégorisation est à la base de la cognition humaine, elle sous-tend de nombreux processus cognitifs, et joue un rôle particulièrement important dans la perception. Le degré de similarité est considéré comme le principe organisateur des catégories. Pour Mervis et Rosch, « une catégorie existe à partir du moment où deux objets distincts ou plus sont considérés comme équivalents. Ce traitement équivalent peut prendre plusieurs formes, telle la dénomination commune d’objets ou celle d’événements distincts, ou encore la production d’une même action sur des objets différents »(1). Les objets d’une même catégorie ont des relations de similarité entre eux et de dissimilarité avec ceux des autres catégories(2). Catégoriser permet ainsi de regrouper un ensemble d’objets ou d’évènements non identiques en les considérant comme équivalents(3).

Ainsi, en supposant que le déroulement temporel de la matière sonore soit une composante importante dans le traitement musical, et que les UST correspondent à des unités définies à partir de cette composante, nous avions fait l’hypothèse selon laquelle les participants devraient aboutir à des regroupements correspondant aux UST. Autrement dit, si des extraits musicaux appartenant à la même catégorie d’UST étaient préférentiellement regroupés, alors nous aurions pu conclure que les descripteurs qui permettent de différencier et de grouper des segments musicaux en UST sont des descripteurs adéquats, et que les UST sont bien perçues comme des figures sonores appréhendables et différenciables les unes des autres. En revanche, si les auditeurs avaient effectué des regroupements qui ne correspondaient pas aux catégories d’UST, nous aurions pu conclure qu’ils n’arrivaient pas à en extraire les propriétés définitoires, ou du moins que celles-ci n’étaient donc pas psychologiquement pertinentes.

Plus particulièrement, les participants, dans la première expérience, ont effectué dans un premier temps une tâche de catégorisation libre, suivie d’une tâche de catégorisation « forcée », à savoir orientée sur le déroulement temporel des extraits. Nous faisions l’hypothèse que les groupements réalisés par les participants devraient correspondre davantage aux catégories d’UST lorsque l’écoute était orientée sur le déroulement temporel des extraits. De plus, dans la deuxième expérience, le matériel comprenait des MTP, des extraits d'œuvres musicales correspondant à des UST, et de courtes compositions jouées au piano et respectant strictement la définition des UST. C’était donc seulement le déroulement temporel qui était la caractéristique commune à ces trois types de segments. Nous faisions l’hypothèse que les participants regrouperaient les extraits musicaux en fonction de l’UST dont ils sont issus, indépendamment de la nature de l’extrait musical (extrait de synthèse, extrait d’une œuvre existante, extrait joué au piano). Si tel était le cas, nous pourrions conclure que l’écoute d’un MTP produit le même « effet » du point de vue du déroulement sonore que celle de l’UST dont elle provient.

Deux groupes de participants ont pris part à nos expériences, qui se différenciaient selon leur niveau d’expertise musicale : des musiciens et des non-musiciens. Nous faisions l’hypothèse que l’expertise n’aura pas d’influence particulière sur la façon dont sont perçues, et donc catégorisées, les UST tout comme les MTP. Si tel était le cas, à savoir si les UST étaient des unités pertinentes aussi bien pour les musiciens que pour les non-musiciens, alors nous pourrions les envisager comme des unités « naturelles » du traitement musical.

Enfin, dans la troisième et dernière expérience présentée ci-dessous, la validité des UST a été testée au regard d’une méthode électrophysiologique : la méthode des Potentiels Evoqués. Nous avons observé l’activité électroencéphalographique lors de l’audition d’échantillons d’UST typiques et d’UST incongrues, c’est-à-dire qui ne respectaient pas le déroulement temporel de l’UST. Dans le domaine électrophysiologique, il a été montré que l’onde N400 reflète l’intégration sémantique d’un mot dans son contexte. Plus particulièrement, l’amplitude de la N400 est inversement proportionnelle au degré d’association sémantique entre le mot cible et le contexte qui précède. Ainsi, l’effet N400 a été défini comme la différence entre l’amplitude de la composante générée par un mot congruent dans le contexte de la phrase (ex : Il étale la confiture sur sa tartine) et celle d’un mot incongru (ex : Il étale la confiture sur sa chaussette).

Jusqu’aux travaux récents de Koelsch(4), la composante N400 n’avait pas été observée dans le domaine musical. Toutefois, dans ces travaux, le paradigme d’amorçage est un paradigme mot/son ou son/mot, si bien que l’apparition d’une N400 directement produite par un stimulus musical reste à découvrir. Dans la troisième expérience relatée ci-dessous, il s’agissait donc de tester la validité des UST comme support d’un contenu sémantique. Les participants étaient confrontés à des paires d’UST dont la cible pouvait être soit congruente, à savoir qu’elle suivait le déroulement temporel tel que défini par les chercheurs du MIM, soit incongrue, dans la mesure où elle commençait comme une UST, mais finissait différemment du point de vue de son déroulement temporel. La tâche des participants était d’indiquer si l’UST cible évoquait la même idée, le même concept que l’UST amorce, ou non.

Une composante P300, et plus précisément une P3a, est générée par la présentation d’un stimulus surprenant et déviant du point de vue de ses caractéristiques physiques. Ainsi, si le changement au sein de l’UST incongrue était perçu comme un changement au niveau des paramètres acoustiques, une composante P3a aurait dû apparaître. En revanche, si le changement au sein de l’UST était perçu comme un changement à un niveau plus conceptuel, une composante N400 aurait dû être générée. Enfin, la perception du changement au sein de l’UST peut être influencée par l’expertise des participants, en particulier par leur familiarité avec le concept d’UST. Deux groupes de participants ont donc été testés : des experts en UST et des non-experts. Nous faisions l’hypothèse que les experts en UST détecteraient mieux l’incongruité que les non-experts, et à un niveau plus conceptuel. Cela aurait dû se traduire par l’apparition d’une composante N400 chez les experts, et d’une composante positive, de type P300, chez les non-experts qui détecteraient le changement à un niveau perceptif plutôt que conceptuel.

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(1) MERVIS C.B., ROSCH E., “Categorization of natural objects”, Annual Review of Psychology 32, 1981, p. 89-115.

(2) DUBOIS D., Sémantique et Cognition : Catégories, prototypes, typicalité, Science du langage, Paris : CNRS Edition, 1991.

(3) ROSCH E. & MERVIS C.B., “Family resemblances: studies in the internal structure of categories”, Cognitive Psychology 7, 1975, p. 573-605.

(4) KOELSCH S., KASPER E., SAMMLER D., SCHULZE K., GUNTER T. & FRIEDERICI A. D., “Music, language and meaning: Brain signatures of semantic processing”, Nature Neuroscience 7, 2004, p. 302-307.