La collection numérique comme modèle pour la synthèse sonore, la composition et l'exploration multimédia interactives

Alain Bonardi, Francis Rousseaux, Diemo Schwarz, Benjamin Roadley

 

Les collections d'objets numériques sont placées au croisement interdisciplinaire des sciences cognitives d'une part et de l'informatique d'autre part, dans le domaine de la classification et de la recherche d'informations.

D'un côté, les psychologues spécialistes de l'enfance comme Piaget ont montré que les collections fonctionnent sous un double mode, figural - c'est-à-dire s'inscrivant dans un espace, et à l'inverse non-figural.

De l'autre, les informaticiens cherchent d'autres organisations des informations que les habituelles grilles de classification établies sur des critères posés a priori : il s'agit d'introduire pleinement l'utilisateur et ses désirs dans les systèmes automatisés, tout en essayant bien sûr de lui éviter les coûts exorbitants qui menacent aussitôt de s'ensuivre. Pour cela, les interfaces seront encore à améliorer, et nous n'en sommes qu'au début d'un façonnage d'outils numériques. Après tout, les usages sauront bien nous inspirer collectivement, comme cela fut bien souvent le cas par le passé : nous devons à Philippe Aigrain la mention de la référence historique aux Locus Communis, ces livres collections d'extraits de textes annotés, copiés ou découpés selon des critères personnels avant même l'imprimerie parfois, qui répondaient déjà à la nécessité de gouverner une surabondance d'information. Collection croisée en vérité, puisque la collection d'annotations doublait la collection d'extraits ([1]).

Si la constitution et le parcours dans les collections (numériques ou pas), sont des questions qui rejoignent celle, plus vaste, de la synthèse, il est intéressant de remarquer comment les collections de fichiers sonores digitalisés sont devenues un cadre artistique pour l'exploration de formes ouvertes et pour la synthèse sonore en particulier.

Dans cet article, nous rendons compte de caractéristiques communes à toutes les collections, avant de montrer leur spécificité dans le monde du son numérique, grâce à des démonstrations d'applications comme ReCollection et Catart.


1. La fascination des artistes pour les régimes de la collection

Alors que le sens commun voit généralement dans les collections leur aspect ordonné et rangé, les artistes ont au contraire été très sensibles à leur aspect rebelle, qu'ils ont évoqué à leur façon. Ainsi, Walter Benjamin [2], Gérard Wajcman [3] et d'autres [4] [5] ont-ils évoqué les collections d'une manière originale. Voici par exemple les analyses de Gérard Wajcman (Catalogue de l'exposition inaugurale de la Maison rouge) sur le statut de l'excès dans la collection :

« L'excès dans la collection ne signifie pas accumulation désordonnée ; il est un principe constituant : pour qu'il y ait collection -- aux yeux même du collectionneur -- il faut que le nombre des oeuvres dépasse les capacités matérielles d'exposer et d'entreposer chez soi la collection entière. Ainsi celui qui habite un studio peut parfaitement avoir une collection : il suffira qu'il ne puisse pas accrocher au moins une oeuvre dans son studio. Voilà pourquoi la réserve fait partie intégrant des collections. L'excès se traduit tout autant au niveau des capacités de mémorisation : il faut, pour qu'il y ait collection, que le collectionneur ne puisse pas se souvenir de toutes les oeuvres en sa possession [...]. En somme il faut qu'il y ait assez d'oeuvres pour qu'il y en ait trop, que le collectionneur puisse oublier une de ses oeuvres, ou qu'il doive en laisser une part hors de chez lui. Disons-le d'une autre façon : pour qu'il y ait collection, il faut que le collectionneur ne soit plus tout à fait maître de sa collection. »

Comme le dit encore Gérard Wajcman, pensant sans doute à Gertrude Stein (Collection), « Si jamais personne ne regarde une collection, c'est qu'une collection n'est pas un tout d'oeuvres, mais une série indéfinie d'objets singuliers, une oeuvre + une oeuvre + une oeuvre ... ».

La collection, en alternative à l'ontologie formelle, apparaît comme un équilibre métastable émanant d'une tension productive entre structures catégoriques (par exemple telles qu'exprimées dans le catalogue) et singularités (les œuvres, irréductibles à toute classification). À l'opposé du tout organique, la collection n'existerait que pour chacune de ses parties (à l'image de la figure du troupeau dans l'évangile selon Matthieu) et, contrairement à l'ensemble, elle n'existe pas comme unité normative et égalisatrice.

La donation de la collection (sa réception au visiteur ou au collectionneur lui-même, que ce soit en acte d'acquisition ou même de recollection) apparaît en effet sous les espèces paradoxales de l'impossibilité d'une intelligibilité comme un tout cohérent, hormis sous le régime réducteur de la gestion. Car de ce point de vue, même le fatras se donne comme un tout cohérent : les objets éparses rejoignent le fatras à partir du prédicat être différent, mais ils deviennent semblables dans un second temps en tant qu'ils ont en commun d'être différents, formant ainsi ce que Jean-Claude Milner appelle une classe paradoxale.


[1] Blair, A-M. (2010). Too much to know. Yale Univ. Press.
[2] Benjamin, W. (1989). Paris, capitale du XIXe siècle — le livre des passages. Paris : Le Cerf.
[3] Wajcman, G. (1999). Collection. Paris : Nous.
[4] Pomian, K. (1987). Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris : Gallimard.
[5] Tourangeau, S. Collection, création, parcours désordonné, propos d’artistes sur la collection. http://collections.ic.gc.ca/parcours/laboratoire/livre/creation.html


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