2.3. Etat de l'art de la préservation active des œuvres en temps réel

Un tour d’horizon [8] des différentes démarches entreprises dans plusieurs institutions concernées par la préservation des œuvres interactives montre que les efforts se répartissent selon quatre types :

L'émulation

L’émulation est certainement l’une des approches les plus difficiles. Nicola Bernardini et ses collaborateurs au centre Tempo Reale citent [11] l’exemple d’Oktophonie de Stockhausen, qui nécessite pour son exécution un ordinateur ATARI-1040 ST qui n’existe plus (sauf chez les collectionneurs). Il existe des émulateurs de cet ordinateur sur d’autres machines, mais le programme Notator utilisé par Stockhausen à l’époque fonctionnera-t-il sur un émulateur ? Malgré nos recherches, nous n'avons pas encore trouvé la réponse à cette question. A l'image de ce qui se passe pour le jeu vidéo, domaine où l'émulation est développée, les communautés d’utilisateurs/collectionneurs d’ATARI sur le Web pourraient être d’une grande utilité dans ces démarches d’expérimentation pour remonter l’œuvre.

La migration

La migration est un processus qui consiste à reprendre une version précédente d’un patch pour l’adapter à une évolution technique, comme le changement de système d’exploitation, une évolution technique majeure permettant de nouveaux traitements, ou encore une incompatibilité entre versions d’un même logiciel. L’activité de migration est la plus répandue lorsque l’on remonte des œuvres. De nombreux compositeurs ont eu leurs œuvres portées d’un environnement technique à un autre. Toutes les institutions dans le champ des arts électroniques font face à des nécessités de migration. À l’IRCAM, les pièces importantes utilisant des ordinateurs Next ont été migrées vers des ordinateurs Macintosh à la fin des années 1990.

La migration, en général motivée par des raisons techniques, peut également être perçue comme un appel à re-création pour le compositeur. Le compositeur et théoricien Jean-Claude Risset [12] a créé une nouvelle œuvre, Resonant Sound Spaces, avec l’aide d’Antonio de Sousa Dias, Daniel Arfib, Denis Lorrain et Laurent Pottier, qui avaient formalisé informatiquement certains aspects de ses œuvres précédentes. Le travail de Sousa Dias [13] a été fondamental pour Risset, tout particulièrement sa programmation de structures harmoniques avec des outils temps réel.

Au cours des dernières années, les migrations ont essayé d’éviter les solutions propriétaires. Bullock et Coccioli [14], et Miller Puckette [15] ont mis l’accent sur la nécessité de standards et de formats ouverts pour sauvegarder tous les fichiers impliqués dans un processus de création. Ils recommandent par exemple de sauvegarder les patchs produits dans Max/MSP au format texte ASCII plutôt qu’en binaire, certes plus rapide à charger ; de même, toute la documentation devrait être écrite en format « texte » ; enfin, les contenus sonores devraient être sauvegardés dans un format de fichier WAVE de base.

La virtualisation

Dans la perspective d’une préservation à long terme des processus numériques, la virtualisation des processus devrait être privilégiée, en tant que technique qui permet de rendre l’objet numérique indépendant d’une implémentation particulière sous-jacente.

Cette approche n’est pas toutefois sans poser de nombreux problèmes. En première analyse, et en matière d’exécution de programmes en temps réel, de nombreux comportements ne sont pas documentés, ou insuffisamment. Par exemple les programmes en temps réel comme Max/MSP emploient un scheduler (ordonnanceur) qui régule l’exécution des différents composants du programme dans le temps. L’algorithme employé par le scheduler est la plupart du temps non documenté dans le cas de logiciels tels que Max/MSP ou PureData. Toutefois, les résultats obtenus sont dépendants de cet ordonnanceur. Il importera donc, en complément de la virtualisation, de documenter les résultats attendus du processus, et de manière à permettre la comparaison avec une exécution ultérieure du processus sur une machine différente.

Au-delà de ces problèmes pratiques, il apparaît à l’évidence une difficulté majeure : en effet, tout processus de virtualisation implique une série de modifications majeures apportées au document original, aussi bien en termes de forme (syntaxe) que, potentiellement du moins, en termes de sémantique. C’est pourquoi il est nécessaire de développer une méthodologie précise, afin de garantir la conformité de cette représentation virtuelle à l’original, conformité qui passe notamment par l’établissement d’une correspondance exacte et dans les deux sens entre l’original et la représentation virtuelle.


[8] Bonardi, Alain, Barthélemy, Jérôme, « The preservation, emulation, migration, and virtualization of live electronics for performing arts: An overview of musical and technical issues ». In ACM J. Comput. Cultur. Heritage 1, 1, Article 6 (June 2008), 16 pages.

[9] Bonardi, Alain, Barthélemy, Jérôme, Boutard, Guillaume, Ciavarella, Raffaele, « Préservation de processus temps réel. Vers un document numérique ». In Document Numérique, volume 11, n° 3-4/2008, pages 59-80, Hermès Lavoisier.

[10] Bonardi, Alain, Barthélemy, Jérôme, « Le patch comme document numérique : support de création et de constitution de connaissances pour les arts de la performance ». In Actes du 10e Colloque International sur le Document Electronique (CIDE 10), Nancy, 2007, pages 163-174.

[11] Bernardini, Nicola, Vidolin, Alvise, « Sustainable Live Electro-acoustic Music ». In Actes de la conférence internationale Sound and Music Computing Conference 2005, Salerno, Italie, 2005.

[12] Risset, Jean-Claude, Arfib Daniel, De Sousa Dias Antonio, Lorrain Denis, Pottier Laurent, « De Inharmonique à Resonant Sound Spaces ». In Actes des neuvièmes journées d’informatique musicale, Marseille, Gmem, 2002, pages 83-88.

[13] De Sousa Dias, Antonio, « Transcription de fichiers MusicV vers Csound au travers de Open Music ». In Actes des dixièmes journées d’informatique musicale (JIM 2003), Montbéliard, 2003.

[14] Bullock, Jamie, Coccioli, Lamberto, « Modernising Live Electronics Technology in the Works of Jonathan Harvey ». In Actes de la conférence internationale International Computer Music Conference, Barcelona, Spain, 2005, pages 551-554.

[15] Puckette, Miller, « New Public-Domain Realizations of Standard Pieces for Instruments and Live Electronics ». In Actes de la conference internationale International Computer Music Conference, San Francisco, 2001, pages 377-380.

Page précédente Page suivante