4.1. Situations nouvelles : la composition
La composition est sans doute l’activité musicale qui manie le temps de façon la plus abstraite. Un temps conçu, anticipé, mémorisé par l’intention du compositeur, puis symbolisé sur le papier, ce qu’on appelle le travail à la table.
Les outils d’écriture interactifs ont ouvert une brèche majeure dans cette pratique de l’écoute intérieure : l’éditeur de partition, le séquenceur midi et le banc de montage audio multipiste sont des outils d’organisation de la pensée musicale qui permettent une réalisation sonore quasi-immédiate de chaque action effectuée au cours du processus de composition.
Tous ces outils ont en commun de proposer une représentation graphique du temps dans laquelle on peut se déplacer globalement ou localement. Le confort de va-et-vient entre les différentes échelles de temps (la pièce, les parties, la phrase, la note, l’échantillon), la précision de la sélection temporelle sur laquelle va opérer la prochaine opération, et enfin la persistance de cette sélection aux différentes échelles de temps, sont des qualités ergonomiques essentielles de l’outil.
Pour les outils de montage qui manipulent le signal sonore, l’efficacité est évidente, mais il faut remarquer que les éditeurs de notation musicale ont des difficultés dès qu’on veut adopter une écriture plus lisse, qui ne prendrait pas de parti sur la mesure ou la tonalité, par exemple. Ces outils étendent les possibilités de l'écriture, aussi bien verticalement (nombre de pupitres ou de pistes quasi illimité) qu'horizontalement (précision et structuration temporelle). Cette liberté a pourtant des contreparties, induites par le mode opératoire, choisi ou imposé.
La première est que, puisqu'on peut tout changer à tout moment, on écoute beaucoup, souvent de façon fragmentaire et répétitive, pour mettre au point chaque détail. Il ne fait pas de doute que cette tendance poussée à l'extrême use l'esprit critique : soit on accepte implicitement le contexte par effet de "rabâchage", soit on le perd parce qu'on veut trop isoler le point traité (par une sélection trop étroite du temps écouté ou verticalement, par la fonction "solo").
La deuxième contrepartie est plus inconsciente : ces outils, qu'ils opèrent sur des notes ou des échantillons sonores, sont manipulés par l'intermédiaire d'une représentation graphique où un curseur temporel court de gauche à droite, à la rencontre d'événements posés dans la page. La lecture anticipative, qui atténue évidement la surprise de l'imprévu, devient la règle "par défaut" au cœur du processus de composition, encore fragile à la première impression.
Cette avance de l'œil sur l'oreille était jusque-là réservée aux interprètes (chef ou instrumentiste), dans leur travail de mise en place en tout cas (ils s'en libèrent pour la représentation), et le compositeur à la table la pratiquait bien lui aussi, mais intérieurement.
Si l'on considère la pratique du montage multipiste, par exemple dans une composition électroacoustique, on saisit l’intérêt du retour à une discipline d'écoute acousmatique (c'est à dire sans rien voir, et surtout pas le futur proche) et économe (écouter moins souvent, plus longtemps).
Dans le domaine du montage à l’image, nous avons pu observer un paradoxe singulier dans la pratique d’un outil de création de diaporama photographique (iSlide) que nous avons développé dans l’esprit de l’« écologie de l’écoute » défendue ci-dessus.
On pourrait penser qu’il s’agit là d’un cas très particulier, mais le montage d’une succession d’images fixes sur la musique est un exercice fondamental, qui joue sur les phénomènes de surprise et d’épuisement, dans une économie de mouvement à l’image. On y découvre en particulier que la densité d'événements de la bande son modifie considérablement la perception de la durée d'affichage des images, selon la première loi de Cuvillier.
L'interface de montage que nous avons développée s’appuie sur la seule métaphore de la table lumineuse de diapositives, et ne propose pas de « time-line » qui visualise la correspondance image – son. Cette contrainte, d’abord imposée par l’économie du développement, s’est avérée finalement assez créative.
Copie d'écran du montage de "Brian Griffin - a black country boy" sur une musique de Carla Bley,
pour une exposition projetée des Rencontres d'Arles 2009.
Cette interface permet en particulier d'appréhender la structure du montage selon une représentation extrêmement concise et expressive, basée uniquement sur les vignettes d’images disposées sur la grille dont on définit les paramètres temporels (durée, transition et mouvement d'image, pistes son associées). Cette « objectification optimale » n'est pas sans similitudes avec la notion de note dans l'écriture musicale.
Puisqu'il n'y a aucun défilement de curseur, cette interface permet surtout de libérer l’écoute de toute anticipation par rapport à l’image, qui est ici un facteur clef du processus de composition.
Mais ce parti pris du "montage en aveugle", s'il incite à une formalisation intérieure préalable de chaque intention, a aussi ses limites. Pour caler une rupture de plan (cut ou fondu), ce qui arrive en moyenne toutes les 4 à 8 secondes (ou une à deux « mesures »), par rapport à un événement sonore sans avoir recourt à une aide visuelle, il faut définir intérieurement le sens et la durée de la correction. Il arrive souvent que, par une sorte de dyslexie temporelle, on corrige le temps de l’image à l’inverse de ce qu’il faudrait, jusqu’à persister sur plusieurs essais avant de revenir dans le bon sens.
Sans pouvoir en démonter entièrement le mécanisme, on peut suspecter que ce paradoxe a quelque chose à voir avec un dysfonctionnement des lois inverses de Cuvillier, qui font dire à Messiaen « si nous nous adressons au passé, le souvenir fait miroir et inverse le sens des vitesses » (ibid, p. 10), peut-être parce que le présent (le visionnage – écoute) et le passé (l’évaluation pour la correction) se succèdent ici à une cadence accélérée.
Mais l’usage des outils numériques interactifs ne se limite pas à organiser des fragments de temps conçus linéairement. Que ce soit par les outils d'aide à l'écriture (qui produisent des scores) ou par les outils de réalisation sonore, l'algorithmique informatique est un formalisme qui traduit naturellement la logique musicale. On entre là dans le monde des outils de composition basée sur le principe de la programmation événementielle, par langage ou par interface graphique (Max). Malgré tout, écrire uniquement par règles pures (c'est à dire non probabilistes) est un exercice difficile, car toute variation doit être conçue comme un processus prédéterminé.
Il est intéressant de constater combien le besoin d'imprévu est souvent évoqué par les compositeurs dans leur pratique des outils numériques interactifs complexes. Sans doute la machine, apparemment sans limites mais toujours prévisible, acquiert-elle par son dysfonctionnement un peu du statut de l'interprète...
À défaut de tomber sur le détournement miracle de l’outil, on peut toujours soit retrouver son libre arbitre (ou arbitraire) en « montant » (par couper/coller), c'est à dire en faisant resurgir un temps absolu dans l'incrémental, soit encore introduire un grain de sable au cœur du système par l'aléatoire, le jeu de dés.
Sans entrer dans les débats sur la pertinence des processus génératifs contenant une part d’aléatoire dans la pensée compositionnelle, on peut tout de même remarquer que la mise au point de ce genre d’écriture impose un nouveau rapport au temps de la conception de l’œuvre : soit on veut avoir entendu toutes les possibilités, et il faut un nombre d’écoutes parfois quasi infini (par exemple si on a décidé de jouer la pièce à l’envers une fois sur mille), soit il faut accepter que l’œuvre réserve des surprises qui échapperont à son créateur.