4.2. Situations nouvelles : la performance
Si l’on pose à nouveau la question de la perception du temps au travers des outils numériques interactifs en ce qui concerne la pratique instrumentale et la performance en général, et que l’on ne s’intéresse pas seulement aux musiques savantes, il est un arbre qui cache la forêt : le séquenceur et sa boîte à rythme.
La question est quasiment philosophique : d’un côté, comment peut-on jouer sur une horloge inflexible ? de l’autre, la boucle, simple ou structurée, a un pouvoir de persuasion presque imparable.
La frontière est universelle, même si on n’en a pas toujours conscience : il n’y a plus seulement la bonne et la mauvaise musique, il y a aussi celle dont la pulsation est humaine et celle dont le tempo est électronique (ce qui donne quand même bien quatre catégories).
Le verrou est d’ailleurs plus ergonomique que purement technique : rien n’empêche de faire accélérer ou ralentir nos machines, encore faut-il les doter de facultés d’écoute. Il faut dire que le problème n’est pas simple. Citons André Souris, lui aussi rapporté par Messiaen :
« Un rythme concret, c’est à dire exécuté, possède donc en propre un temps organique, indépendant de celui du métronome, temps que lui confère l’ensemble des conditions de son exécution. Pour éprouver l’élasticité de ce temps, il suffit de modifier les différents facteurs qui l’engendrent. On peut constater à quel point la durée organique d’une mélodie, exécutée dans le même tempo métronomique, peut se modifier, selon qu’elle est émise : 1/ par divers modes d’attaque (frappé, pincé, soutenu) ; 2/ dans différentes nuances ; 3/ vers l’aigu ou vers le grave ; 4/ sur divers instruments. D’une manière générale, on peut dire que cette durée s’étirera proportionnellement à la brièveté des sons, à la force de l’intensité, à la hauteur de la registration, (quant aux variations touchant aux divers instruments, elles sont trop multiples et subtiles pour être généralisées).
Le comportement des interprètes fournit la contre-épreuve de cet étirement organique : pour maintenir qualitativement une durée plus ou moins égale, ils n’ont d’autre ressource que de modifier le tempo métronomique dans le sens inverse des variations de la durée interne. Si celle-ci s’alentit, ils accélèrent (dans le détaché, dans le forte, dans l’aigu), si elle s’accélère, ils ralentissent (dans le legato, dans la douceur, dans le grave). Pour unifier le tempo musical, il leur faut modifier le tempo physique. C’est ainsi qu’il arrive qu’un certain rubato (par rapport au métronome) donne l’impression d’un tempo rigoureux, alors que l’exécution au métronome produirait du rubato. »
André Souris – Le rythme concret - Polyphonie, cité par Olivier Messiaen –Traité du rythme, de couleur et d’ornithologie - tome I p. 25
Les premiers combats dans ce domaine ont été menés, il y a plus de vingt ans, en musique contemporaine avec les « œuvres pour interprétation augmentée » par les suiveurs de partition [1] (le plus souvent avec un interprète soliste) mais ils font un peu figure aujourd’hui d'usine à gaz : l’équipement technique reste lourd et pas toujours fiable et les interprètes ont parfois fini par se résoudre à jouer sur une bande linéaire avec une extrême précision, en démystifiant la difficulté d’exécution des pièces mixtes. Cette évolution a sans doute été favorisée par l'accessibilité de l'enregistrement numérique dans le travail de répétition, qui permet d'imprimer une image temporelle complexe et non mesurée dans la mémoire de l'interprète.
L’intérêt d’un vrai système adaptatif est tout aussi essentiel pour des musiques dont la complexité n’est pas l’enjeu principal mais dont la pulsation se construit sur scène entre les musiciens. Au delà de la simple pédale de tap-tempo, les dispositifs de suivi d’improvisation reviennent aujourd’hui sur le devant de la scène.
Des travaux de recherche dans le domaine de l’improvisation pure (c’est à dire sans présupposé stylistique ou compositionnel) menés autrefois à l’Ircam sur la 4X nous avaient conduit à faire émerger une notion de « modalité rythmique » : en plus du suivi de la pulsation courante, toutes les pulsations en rapport arithmétique avec elle étaient considérées comme des attracteurs, candidats au rôle de fondamentale rythmique ou de pôle secondaire. C'est ce jeu permanent des polarités dans les proportions qui rejoint l'aspect mélodique de la notion de modalité, telle qu'elle est pratiquée dans le contexte des musiques traditionnelles et/ou improvisées.
En attendant de fournir dans un prochain article une description détaillée et critique des algorithmes utilisés, on donne ici quelques exemples sonores réalisés en 1986 dans l’espace de projection de l’Ircam, avec Bobby Few au piano, relié par interface midi avec la 4X.
Le problème de ces « suiveurs », c’est qu’ils donnent toujours l’impression d’être en retard, non pas sur le tempo, mais sur l’évolution de la musique. Il leur manque la capacité d’anticipation, processus très complexe, qui reste l’apanage de l’instrumentiste, interprète ou improvisateur.
On évoquera ici l’expérience difficile du crescendo électronique, que nous avons vécu avec le maâllem gnaoui Mahmoud Gania et ses musiciens - danseurs, maîtres dans l’art de conduire la transe, avec qui nous étions aux commandes d’un théâtre visuel et sonore conçu pour placer virtuellement le spectacle « traditionnel » au cœur de la ville d’Essaouira au Maroc.
Nos machines interactives visuelles et sonores, trop lentes à réagir ou trop vite emballées, se sont révélées inaptes à épouser les subtiles variations de la pulsation qui conduit au paroxysme. Nous avions conçu nos interfaces sur le mode incrémental : augmenter la vitesse pour accélérer. On peut toujours ralentir le rythme des images, mais ce qui est vu est vu, et le scénario peut s’épuiser si l’on brûle les étapes. Le sursaut ou le relâchement, qui sous-tendent cette conduite savante du souffle (« hal »), supposent que l’énergie s’appuie sur une certaine résistance, que le temps limité des répétitions n’avait pas permis de modéliser dans nos interfaces et d’expérimenter suffisamment.
Projet MAÂLLEM EXPERIENCE [lien mort]
Extraits d’une captation du concert avec Mahmoud Gania
donné à la Grande Halle de la Villette,
dans le cadre du festival Latitudes Maghreb en juin 2002.
Si l’on veut dépasser ces limites, on retrouve le concept de modèle comportemental intrinsèque à l’ordinateur évoqué pour les processus génératifs, auquel vient s’ajouter une fonction d’analyse et de reconnaissance instantanée.
Mais « improviser à la manière de » reste un exercice d’école, dans lequel la principale difficulté est l’élaboration du modèle stylistique [2], qui se laissera difficilement transgresser par un automate de façon créative, ce qui est pourtant le but du jeu.
Si l’on veut appréhender une véritable situation d’improvisation réciproque, il faut admettre que la machine n’a plus seulement pour rôle d’accroître la complexité, et se demander ce qu’elle doit jouer, et plus précisément comment et quand elle doit « entrer » : jouer avec, jouer contre, proposer un élément nouveau ou développer un thème précédemment capté, ou encore se taire ?
On voit qu’au cœur de l’interactivité, la question de la perception du temps s’est déplacée : c’est à l’algorithme de se faire un modèle global de ce qui est en train de se passer à la lumière de ce qui vient d’arriver, et de résoudre à son tour le paradoxe des deux lois de Cuvillier.
Cette question est assez complexe pour qu’on décide souvent de laisser la décision au musicien, qui se réincarne alors sur scène en performer derrière son lap-top, avec le grand mystère que laisse parfois planer sa gestuelle par rapport à ce qu’on entend…
On atteint là une notion de composition – performance qui pose un problème de transparence temporelle : que fait-on ? agit-on sur le présent (action), le futur (anticipation), le passé (mémorisation) ?
[1] on pourra aussi consulter le site de l’Ircam sur les recherches actuelles concernant le suivi de partition (objet Antescofo développé par Arshia Cont)
[2] voir à ce sujet Marc Chemillier, Gérard Assayag, OMax : présentation multimédia des recherches sur l'improvisation et l'ordinateur de l'Ircam et de la Cie Lubat, Musimédiane, n° 3, mai 2008