Qu'improviser, qu'écrire ?
Nous avions tous joué par le passé des standards de jazz, tenté d’écrirer ou d’arranger une ou deux pièces, appris un peu de Sound Painting [1], tâté de l’improvisation libre, et essayé de mandater l’un des nôtres pour diriger telle pièce ou tel passage délicat. Nous savions aussi qu’une bonne partie du temps consacré aux répétitions amateurs a typiquement tendance à se perdre en problèmes d’intendance, de discipline, d’organisation, et finalement en délicates procédures d’autogestion.
Nous avons procédé à une rapide recension [2, 3, 4, 5, 6, 7, 8] des rapports usuels ou exploratoires entre la composition, l’improvisation interactive, la coordination et la direction de petites formations, du point de vue des usages, de la notation et de l’outillage retenus.
Assez rapidement, nous avons décidé que nous étions trop peu nombreux pour que l’un d’entre nous se consacre entièrement à la direction de notre formation, et qu’il fallait qu’elle puisse être autodirigée (même si elle devait rester dirigeable, ce sur quoi nous reviendrons). Nous avons choisi de ne composer que la coordination macroscopique de notre petit groupe de musiciens en situation d’improvisation libre interactive, de sorte que les répétitions et les performances puissent avoir lieu de façon non dirigée. Nous ne connaissions pas encore les réflexions de Philippe Manoury consignées dans [9] :
« L'improvisation m'a toujours semblé ne prendre un réel sens artistique qu'à partir du moment où certains éléments étaient au préalablement déterminés. […] Les formes temporelles des musiques totalement improvisées, bien qu'il s'y produise parfois des réussites sonores indéniables, sont pareilles à un nuage qui change constamment d'aspect, dans une pure linéarité, avant de disparaître. La raison en est simplement qu'un discours musical élaboré est une chose beaucoup trop complexe pour être inventé et présenté sur le champ. Les phénomènes de mémoire, de prémonition, la construction de formes hybrides, les stratégies de préparation et de conclusion, les transitions, les proportions, les courts-circuits ne peuvent s'improviser. Cela demande une réflexion critique, des esquisses, des biffures, des recommencements, et je ne pense pas qu'il existe un seul cerveau humain capable d'organiser toutes ces formes, parfois simultanément, dans l'instant même où elles sont présentées. L'ordre dans lequel apparaissent les différents éléments d'une composition musicale ne respecte pas obligatoirement, peu s'en faut, celui dans lequel ils sont nés dans l'imagination du compositeur. Une introduction peut très bien naître d'une transition, comme un motif peut être déduit de ce qui aura valeur de son propre commentaire. Le « temps réel » de la composition, qui est le propre de l'improvisation entièrement spontanée, est impuissant à même imaginer de telles constructions, encore plus à les mettre en œuvre. Il faut, à mon sens, qu'il existe une partie du discours musical déjà déterminée d'une manière ou d'une autre. Et s'il fallait relever encore une différence fondamentale entre les musiques improvisées et écrites, je dirais qu'elle se trouve dans le fait de déterminer et de séparer ce qui doit être fixé, de ce qui ne l'est pas, ou ne peut pas l'être ».
C’est seulement par la suite qu’il est apparu que nous pouvions également donner à voir nos compositions au public, et que cela ajoutait à la densité du spectacle, en ouvrant des possibilités d’enquête supplémentaires.
En composant la seule coordination des improvisations interactives, nous pouvions annoter les synchronisations, ce qui a aussitôt produit un type bien particulier de composition, que nous aurons bientôt l’occasion de caractériser.
Très tôt également, nous avons souhaité nous limiter aux standards du marché de la bureautique pour réaliser notre outil de coordination, refusant d’investir financièrement et de dédier un équipement conséquent à ce besoin.
Extrait d'un concert donné à l'occasion de la Fête de la Musique, le 21 juin 2009, au Triton, Les Lilas.
Dominique Besson (piano), Isabelle Chipault (voix), Olivier Koechlin (contrebasse), Francis Rousseaux (trompette).
Très vite l’utopie suivante s’est dégagée, candidate à structurer la composition des pièces : déterminer/encadrer des séquences successives où l’improvisation spécifiée/libre aurait la part belle, faire en sorte que le déclenchement des séquences successives soit tranché en situation de jeu, qu’il soit asservi à des événements prédéterminés ou qu’il repose sur des situations interactives suffisamment finement spécifiées pour que l’ambiguïté soit réduite (mais non pas éliminée). Ainsi, nous avions besoin de partition d’un nouveau genre, qui précise et opérationnalise cette utopie.
Page précédente | Page suivante
[1] Le soundpainting est un langage de composition en temps réel créé par Walter Thompson dans les années 1980 pour les musiciens, les danseurs, les acteurs, les techniciens des lumières et du son, ainsi que tous les artistes dont l'art peut être improvisé (http://fr.wikipedia.org/wiki/Soundpainting)
[2] BOSSEUR, Jean-Yves, Du son au signe, histoire de la notation musicale, Paris : Editions Alternatives, 2005, 143 pages.
[3] CISTERNINO, Nicola, CD du catalogue de l'exposition Graffiti Sonori, Editions Luna, 1997.
[4] ORLAREY, Yann, Musique et notations, Lyon : Aléas, 1999, 213 pages.
[5] VON DER WEID, Jean-Noël, La musique du XXe siècle, Paris : Hachette, 2005.
[6] GOODMAN, Nelson, Langages de l'art, Paris : Hachette Littératures, 2006.
[7] Nous avons pris connaissance des travaux exploratoires en matière de notation d’improvisation tels ceux de Cathy Berberian avec Stripsody (http://www.youtube.com/watch?v=0dNLAhL46xM), nous avons examiné les partitions graphiques des fameux Makrokosmos I et II de George Crumb, ainsi que certaines de celles de John Cage (http://www.youtube.com/watch?v=YflfGMo3O2Q&feature=related), Berio et Ligeti (http://fr.wikipedia.org/wiki/Partition_graphique, http://www.youtube.com/watch?v=71hNl_skTZQ&feature=related).
[8] En ce qui concerne le geste improvisé, nous avons consulté certains auteurs sur les notations chorégraphiques (Alexander, Barker, Bartenieff & Lewis, Feldenkrais, Maletic, Laban, Benesh), et visionné certaines réalisations historiques (Mauricio Kagel, http://www.youtube.com/watch?v=ZbSqphIcLxM) ou contemporaines comme From Inside de Thierry de Mey (http://vimeo.com/4335393).
[9] MANOURY, Philippe, Considérations [toujours actuelles] sur l’état de la musique en temps réel, Revue l’Etincelle, Prospectives, Paris : Ircam – Centre Georges Pompidou, 2007 (http://etincelle.ircam.fr/733.html).